Les ressorts cachés de notre dépendance à la surconsommation

- Flickr/CC BY-SA 2.0/© École polytechnique - J.Barande
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Durée de lecture : 8 minutes
Quotidien Déchets Économie Culture et idéesDu gobelet au smartphone, ces objets se sont imposés à nous et façonnent notre quotidien. Dans « Le consumérisme à travers ses objets », la chercheuse Jeanne Guien analyse ces achats anodins, mais déterminés par les industries. Et avance des pistes contre ce vice polluant.
Gobelet jetable, mouchoir en papier, smartphone, déodorant, vitrine... Ils sont omniprésents. Il n’y a pourtant pas si longtemps, nous faisions sans eux. Comment ? C’est l’exercice auquel se prête l’historienne Jeanne Guien dans Le consumérisme à travers ses objets (Divergences). Retraçant l’histoire de ces cinq objets emblématiques de la modernité occidentale, l’autrice met à nu les fondements de notre société consumériste, « dans laquelle acheter est une norme comportementale (une habitude du quotidien) mais aussi morale (quelque chose de valorisant) ». Bien qu’on tende à « les faire passer pour des choses sans passé, sans histoire, sans effets sociaux », ces objets — et bien d’autres — structurent notre monde, nos comportements, nos perceptions. On s’en sert comme des instruments, mais ils nous transforment en maillon de l’engrenage productiviste.
Ces objets ont inscrit au cœur du quotidien, au plus près de l’intimité, les nouvelles valeurs et manières d’être de la société capitaliste. À lire Jeanne Guien, on se rend compte à quel point des objets que l’on croyait banals ont historiquement été des agents actifs dans la promotion de l’idéologie libérale. Celle-ci repose en grande partie sur l’atomisation de la société, réduite à des individus. Or la plupart des objets qu’étudie la chercheuse favorise le repli sur soi. Ainsi, les health kups, ces gobelets en papier commercialisés outre-Atlantique dès 1912, s’attaquèrent en premier lieu aux fontaines publiques urbaines, accusées de propager les maladies.
Selon l’autrice, il faut donc envisager les objets jetables, tels les gobelets et les mouchoirs, comme un « dispositif d’individualisation de pratiques et de compartimentation sociale » évitant le mélange des classes, des races et des genres. Cette angoisse de la contagion — sanitaire comme sociale — affecte jusqu’aux corps, rendus dégoûtants par les campagnes publicitaires : c’est tout l’enjeu du déodorant, et encore plus celui en spray, qui « éloigne le sujet des manifestations honteuses de son propre corps ». À l’inverse, la jetabilité de ces objets encourage la mobilité individuelle, valeur fondamentale dans une société qui se rêve toujours active ; le gobelet jetable y tient une place de choix, car il manifeste « l’accessoire de corps en mouvement, requérant d’être entretenus, hydratés, énergisés, sans que cela ne leur demande d’attention ou d’effort, sans que cela ne leur prenne de temps ».
Les oubliés du spectacle
Pour autant, individualiser la société ne signifie pas détruire toute communauté. Le consumérisme prône au contraire la création de nouvelles sociabilités, fondées sur le plaisir de l’achat. Les vitrines des grands magasins, notamment parisiens, jouèrent un grand rôle dans cette transformation d’un geste commercial en pratique de loisir. « Dispositif éclairé et orientant le regard, stratégiquement placé dans un lieu de loisir, la vitrine transformait la marchandise en un spectacle apparemment libre et gratuit » ; et le flâneur en acheteur potentiel. Avec la vitrine, tout devient spectacle. Les grands magasins du XIXe siècle exploitèrent brillamment les innovations technologiques : becs de gaz, électricités, verrières, etc. Tout était bon pour faire du shopping un concurrent de l’opéra et du théâtre. Cette mise en scène ostentatoire de l’achat trouve aujourd’hui ses prolongements dans les Apple Store et autres enseignes de smartphones. Ces industriels ont repris les recettes des grands magasins, en faisant de la sortie de chaque nouveau produit un événement historique à ne louper sous aucun prétexte. De sorte que les happy few conviés à ces manifestations ont le sentiment d’appartenir à l’avant-garde de la sociétés.
Cependant, pour que le spectacle continue, il faut des gens de l’ombre. Le cocon douillet et personnalisé que prétendent offrir les avatars du consumérisme a pour revers des coûts sociaux et environnementaux très élevés. On retrouve cette « répartition classiste de l’éclairage » dès les premiers grands magasins. Pour que la bourgeoisie urbaine se trouvât au centre de la lumière, il fallait reléguer des milliers de petites mains dans l’ombre, de sorte que si « certains pouvaient jouir de la production comme d’un plaisir des sens, pour d’autres il s’agissait d’un travail pénible et invisible ». Pour faire de la marchandise un spectacle, cachez ces travailleurs que nous ne voulons voir.
Cette invisibilisation se perpétue dans le traitement des produits jetables. Qu’importe qu’ils soient recyclables ou non, prévient l’autrice ; c’est leur jetabilité qui pose problème, car elle repose sur un « utopisme du déchet », c’est-à-dire « croire (ou faire croire) que mettre quelque chose dans une poubelle la fait disparaître ou la neutralise ». Comme par magie. Or, la magie n’existe que pour ceux qui ne veulent pas voir révélés les secrets des magiciens. Chez les magiciens contemporains, tels les fabricants de smartphones, ces secrets impliquent des cas d’esclavage en République démocratique du Congo, le recours au travail forcé des Ouïghours en Chine, une exploitation minière insoutenable du cobalt et du lithium ou encore des milliers de tonnes de déchets électroniques dont on ne sait que faire.
La pub, une machine à formater
Comment s’en sortir ? Le voulons-nous vraiment ? Il faut se rappeler en effet que les cinq objets qu’étudie Jeanne Guien n’ont pas, comme le racontent leurs fabricants, répondu à un besoin universel et intemporel. Au contraire, ils ont le plus souvent créé de toutes pièces ce besoin, au moyen de campagnes publicitaires intensives. Comme le démontre ce livre, la publicité a largement façonné et continue de façonner notre monde. C’est particulièrement le cas des mouchoirs en papier. À la fin de la Première Guerre mondiale, Kimberly-Clark, l’entreprise fabricant les Kleenex, s’est appuyée sur la découverte de la contagion microbienne pour rendre ringards et sales les mouchoirs en tissu et, à l’inverse, associer à ses Kleenex — issus du papier en surplus au terme de la guerre — « beauté, propreté et jetabilité ».
Les publicités des années 1920 mettaient alors en scène des stars d’Hollywood utilisant ces premiers mouchoirs jetables, d’abord conçus comme instruments cosmétiques. Jeter entrait donc dans le répertoire du luxe, et impliquait une « revalorisation de la dépense répétée comme signe de richesse ». Le progrès est devenu un argument de vente. C’est d’ailleurs celui qu’emploient majoritairement les industriels du smartphone : chaque nouveau produit se réclame toujours plus « révolutionnaire » et « innovant » que le précédent, sans que l’on sache vraiment très bien ce qui change d’un modèle à l’autre. Mais qu’importe. À croire le récit mercantiliste, le progrès n’est pas « un modèle économique, mais une grande loi de la nature » ; de sorte que l’invoquer « sert à donner un ordre simple [aux potentiels consommateurs] : s’adapter ou disparaître ».

Mobilisation collective
Individuellement, nous sommes impuissants face à cela : nos comportements ont été trop longuement exposés aux imaginaires publicitaires, conclut l’autrice. Les dernières pages du livre n’ont pas de mots assez durs pour critiquer l’inefficacité des mobilisations de la société civile, le plus souvent fondées sur l’appel au boycott. Or, souligne Jeanne Guien, le boycott est lui-même le fruit de l’idéologie consumériste, puisqu’il repose sur la croyance que des choix individuels suffisent à chambouler la machine économique. De telle sorte que « la promotion du boycott repose souvent sur une conception libérale de la société et aboutit simplement à des pratiques de privilégiés ».
De même, les appels à devenir un « consom’acteur » et à changer ses pratiques personnelles en achetant tel ou tel label mènent à une impasse. Ils sont un nouvel argument commercial. Il en va de même pour les objets qu’analyse la chercheuse, à l’instar des mouchoirs jetables dits « écologiques ». Un tel label sert de caution à une industrie polluante, dont « les experts en écologie [comme les grandes ONG internationales] viennent valider un mode de consommation, pourtant en lui-même bien peu écologique ».
Jeanne Guien estime que seule l’union des forces permettra d’arrêter la machinerie économique et de s’en réapproprier la production. Toutefois, l’essayiste valorise plus l’entretien et le soin que la production de nouveaux objets. « Ce sont les travailleurs du déchet et les travailleuses domestiques qui doivent être mis au centre de la réorganisation de la consommation. » Comment parviendra-t-on à cette réorganisation ? La chercheuse ne se risque pas plus avant dans ces considérations. Sans doute considère-t-elle elle aussi que seule la diversité des tactiques — parmi lesquelles figure le boycott, réinscrit dans un faisceau d’actions plus large — aura raison de la machine économique. Mais, parmi elles, on trouve aussi un exemple étonnant, pourtant décrié après chaque manifestation : les bris de vitrines. Outre leur aspect symbolique, Jeanne Guien note leur efficacité pratique. Fin 2018, les ventes de Noël n’eurent pas lieu. En cause : les manifestations parisiennes des Gilets jaunes et leur cortège de vitrines brisées. L’espace de quelques semaines, on pouvait flâner sur les grands boulevards parisiens sans être sommé d’acheter. Les Gilets jaunes avaient réussi l’exploit de casser — au sens propre — la marchandisation de l’espace public et de rendre aux passants un territoire partiellement libéré du consumérisme.
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Le consumérisme à travers ses objets, de Jeanne Guien, aux éditions Divergences, novembre 2021, 228 p., 17 euros. |