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Loi Climat : où est passée l’interdiction des vols intérieurs ?

Inscrite dans la loi Climat, la suppression des vols intérieurs courts n’est toujours pas mise en œuvre. Le décret dont il dépend est bloqué au niveau européen. Explications.

Prendre l’avion pour un déplacement de Paris à Rennes, c’est toujours possible. Sauf que ce trajet est réalisable en train en... 1 h 26. L’interdiction des vols intérieurs en France était pourtant l’une des mesures phares de la loi Climat et Résilience, publiée au Journal Officiel le 24 août 2021. Celle-ci était censée traduire une partie des 146 propositions de la Convention citoyenne pour le climat retenues par le président Emmanuel Macron, « pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030, dans un esprit de justice sociale ». Alors où est-elle passée ?

Afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre du secteur aérien, son article 145 prévoyait l’interdiction des vols intérieurs « dont le trajet est également assuré sur le réseau ferré national sans correspondance », et ce pour « une durée inférieure à 2 h 30 ». Les critères fixés par la loi devaient aboutir, au maximum, à la fermeture de cinq lignes exploitées par Air France : Paris-Bordeaux, Paris-Lyon, Paris-Nantes, Paris-Rennes et Lyon-Marseille. Les lignes en correspondance, elles, allaient pouvoir être exemptées.

Une telle interdiction pouvait réduire 6,6 % des émissions de CO issus des vols métropolitains, selon les calculs du Réseau Action Climat. Un résultat décevant pour les organisations et les députés écologistes, qui lui préféraient la proposition initiale de la Convention citoyenne pour le climat. Les 150 citoyens tirés au sort préconisaient, en effet, la fin du trafic aérien sur les vols intérieurs d’ici 2025 « sur les lignes où il existe une alternative bas carbone satisfaisante en prix et en temps, sur un trajet de moins de 4 heures ». L’équivalent de 23 lignes fermées. « L’ambition du texte a été drastiquement réduite à la moulinette de l’Assemblée et du Sénat », regrette Pierre Leflaive, responsable transports au Réseau Action Climat.

Des mois plus tard, même au rabais, cette mesure n’a jamais été mise en œuvre. Elle devait se concrétiser par un décret en Conseil d’État, précisant « notamment les caractéristiques des liaisons ferroviaires concernées, qui doivent assurer un service suffisant, et les modalités selon lesquelles il peut être dérogé à cette interdiction lorsque les services aériens assurent majoritairement le transport de passagers en correspondance ou peuvent être regardés comme assurant un transport aérien décarboné ». La décision était attendue le 27 mars 2022. Six mois plus tard, toujours rien.

Un décret étudié

Le décret se serait-il envolé ? Non, répond le ministère de la Transition écologique à Reporterre. Un premier projet a bien été transmis à la Commission européenne et aux États européens le 17 novembre 2021, mais elle a suspendu la mesure, le temps de vérifier sa compatibilité avec le droit européen. « Il s’agit d’une décision purement procédurale, sans que la Commission prenne position sur la mesure en tant que telle, dont l’objectif est soutenu par la Commission », indique Adalbert Jahnz, un porte-parole de la Commission européenne. Mais celle-ci subit aussi la pression du lobby aérien. Suite au vote de la loi Climat, les syndicats d’aéroports français (UAF) et européens (ACI), ainsi que des compagnies aériennes, ont déposé plusieurs recours contre cette mesure.

Pouvant faire jurisprudence, ce décret est très étudié. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Leaderofthewave.

Selon des personnes proches du dossier, interrogées par Reporterre, la compatibilité de ce décret est, depuis, questionnée pour plusieurs raisons.

D’abord, le caractère « pionnier » de la mesure. Celle de la loi Climat s’appuie, en effet, sur l’article 20 du règlement européen 1008/2008 établissant de règles communes pour l’exploitation des services ariens. Cet article stipule que « lorsqu’il existe des problèmes graves en matière d’environnement, l’État membre responsable peut limiter ou refuser l’exercice des droits de trafic, notamment lorsque d’autres modes de transport fournissent un service satisfaisant ». Or, c’est la première fois, depuis 2008, que cet article est utilisé pour qu’un État membre interdise des lignes intérieures, et ce durablement. « Ça ouvrirait donc la porte à une forme de jurisprudence, dont d’autres États membres pourraient se servir par la suite, explique Pierre Leflaive. La Commission européenne veut donc bien étudier tous les aspects de cette mesure. »

Ensuite, l’exemption pour les lignes en correspondance pourrait entraîner des discriminations et des distorsions de concurrence entre transporteurs aériens. En d’autres termes, elle pourrait favoriser les compagnies qui proposeraient des trajets avec correspondance. Or, la loi européenne stipule que les règles ne doivent pas être « discriminatoires » et qu’elles ne peuvent provoquer « de distorsion de la concurrence entre les transporteurs aériens ». « Appliquer l’interdiction à toutes les lignes, sans exception, pourrait permettre d’éviter ces distorsions et d’aller dans le bon sens », propose Pierre Leflaive.

Ce retard n’est « pas forcément une mauvaise nouvelle »

Un autre point a été soulevé plus récemment, concernant la nécessité d’une alternative « satisfaisante » en train qui figure dans la mesure dans la loi Climat et Résilience. Il ne remet pas en cause la promulgation du décret, mais peut réduire le nombre de lignes concernées.

Le processus de discussion n’est pas limité dans le temps et la mesure peut être, en principe, retoquée. Mais ni la Commission européenne, ni l’État français ne souhaitent une telle issue — qui serait un très mauvais message en raison du poids du secteur aérien dans le changement climatique — et les négociations progressent. L’exécutif français et la Commission européenne souhaiteraient que les discussions trouvent une issue positive dans les prochaines semaines, potentiellement en supprimant l’exemption pour les vols en correspondance, et avec une proposition de décret d’application courant octobre. « Une fois recueilli l’avis favorable de la Commission, le projet de décret devra encore faire l’objet d’une consultation du public en application de l’article L. 123-19-1 du Code de l’environnement, avant d’être soumis à l’examen du Conseil d’État », précise le ministère de la Transition écologique à Reporterre.

En parallèle, la Commission européenne va réformer ses textes, pour mieux accompagner les velléités de réductions des émissions de CO2 du trafic aérien à l’échelle européenne. Le règlement 1008/2008 est en cours de révision et pourrait intégrer clarifier la possibilité pour les États membres de supprimer des lignes intérieures pour des raisons environnementales, mais aussi supprimer les vols courts intracommunautaires. Une étude de Greenpeace a notamment montré qu’un tiers des vols européens les plus empruntés disposent d’une alternative en train en moins de 6 heures.

« Ce retard du décret de la loi Climat n’est donc pas forcément une mauvaise nouvelle, estime Pierre Leflaive. Avec une mesure qui a le défaut d’être plus symbolique qu’ambitieuse pour le climat, la France pousse tout de même la Commission européenne à envoyer le message que oui, il est possible d’interdire des vols pour limiter les émissions de CO2. »

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