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ReportageÉconomie

Malgré le réchauffement, les stations de la Maurienne s’accrochent à l’or blanc

Malgré le changement climatique qui hypothèque l’avenir du ski, la vallée savoyarde de la Maurienne prévoit de nouvelles pistes, télésièges et constructions. Un pari économique très incertain et non sans dommages sur la biodiversité et les paysages.

  • Albiez-Montrond (Savoie), reportage

Que sont devenues les marmottes d’Albiez-Montrond ? Dans cette petite station de ski de la vallée de la Maurienne, il y a désormais, en lieu et place des anciens terriers, une fosse béante. Tout autour, tractopelles et camions-bennes terrassent la future piste baptisée Directissime, qui viendra prolonger le domaine skiable de cette station savoyarde. Ces terriers étaient-ils inhabités, comme l’affirme la mairie ? Des marmottes en hibernation ont-elles été enterrées vivantes par les engins de chantier, comme le craignent des associations locales ? Impossible de trancher, mais le sort de ces petits mammifères a vivement ému sur les réseaux sociaux et dans les médias. Une pétition pour « sauver les marmottes d’Albiez-Montrond » a recueilli plus de 33.000 signatures. Les paisibles plantigrades sont devenus le symbole d’une biodiversité sacrifiée sur l’autel du « tout-ski », alors que les projets de remontées mécaniques, de nouvelles pistes et de constructions touristiques se multiplient dans cette vallée alpine.

Au-dessus de la future piste d’Albiez, le regard grimpe dans les méandres d’un vallon en pente douce, surmonté par une barre rocheuse blanche de neige. C’est ici que doivent être installés deux nouveaux télésièges, pour gagner en altitude et relier la station voisine des Karellis, de l’autre côté de la crête. Tout en haut, la pointe des Chaudannes, 2.519 mètres d’altitude, risque d’être arasée. En complément, il est prévu de construire 1.100 nouveaux lits touristiques dans ce petit village, relativement préservé, de 400 âmes.

Pour le maire d’Albiez-Montrond, l’extension du domaine skiable est une question de vie ou de mort pour la station. Plombée par la baisse de fréquentation et des saisons d’enneigement de plus en plus aléatoires, elle a vu sa rentabilité s’effriter. Il y a deux ans, le département a repris les remontées mécaniques, qui étaient gérées par la municipalité, les sauvant in extremis de la faillite. « Grâce à la liaison avec les Karellis, qui est une station très enneigée, on gagne un mois d’activité : on pourra fermer fin-avril au lieu de fin-mars. C’est énorme pour l’économie locale ! » s’enthousiasme Jean Didier. Il évoque l’école, les commerces, les restaurants… « Si la station ferme, on n’a plus rien. »

Face à cette écrasante menace, les marmottes pourront bien aller hiberner ailleurs. Le projet d’unité touristique nouvelle (UTN) d’Albiez s’appuie d’ailleurs sur une étude environnementale qui ne mentionne nullement la présence de ces animaux. Cette étude a été réalisée en une journée, en juillet, par un écologue qui a recensé sur le site quelque 150 plantes, deux espèces de papillons et quatre d’oiseaux. « C’est proprement invraisemblable vue la richesse de la faune ici, avec plusieurs zones humides et des sites naturels classés », proteste Annie Colombet, professeure de maths à la retraite et présidente de l’association Vivre et agir en Maurienne. En 2017, une étude plus poussée, réalisée sur les domaines skiables d’Albiez et des Karellis pour un projet similaire, évoquait une faune autrement plus abondante : 61 espèces de papillons, 53 d’oiseaux, huit de mammifères, avec notamment des aigles royaux, des vautours fauves, des tétras lyre, des tritons alpestre, des chamois, ou encore… des marmottes.

Outre le projet d’Albiez-Montrond, cinq autres extensions de stations de ski ont été inscrites dans le Scot (schéma de cohérence territoriale) de la vallée de la Maurienne, approuvé en février 2020. Ce document planifie les grandes orientations de développement du territoire pour les dix ans à venir : environnement, urbanisme, agriculture, tourisme… L’un de ses objectifs est « d’optimiser l’offre hiver pour l’adapter aux changements climatiques ». « L’idée est de maintenir l’activité ski. Quand on investit dans une remontée mécanique, c’est pour une trentaine d’années : cela implique de s’élever un peu en altitude, autour de 2.000-2.500 mètres », précise Jean-Claude Raffin, maire de Modane et vice-président du Syndicat du pays de Maurienne chargé du Scot. Une orientation qui semble négliger les dommages qu’elle provoque sur la biodiversité et les paysages de la Maurienne : d’après l’avis de la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAE), certaines extensions de domaines skiables « sont susceptibles de causer des dommages très significatifs, voire irréversibles, à des milieux écologiques d’une valeur exceptionnelle ».

Il en est ainsi du projet de la Croix du Sud : une liaison en altitude entre les stations de Valfréjus et de Valmeinier, qui s’étend sur quatre-vingt cinq hectares, entre vallons vierges et zones humides, en bordure du site classé du mont Thabor. Non loin de là, à Valloire, deux nouveaux télésièges sont prévus dans le vallon sauvage de l’Aiguille noire, bordant lui aussi le massif préservé du Thabor. Dans cette dernière station, un nouveau Club Med de mille lits doit sortir de terre, sur plus de deux hectares. À Val-Cenis, cinq nouvelles remontées mécaniques devraient aussi être installées sur « une des plus importantes zones de biodiversité des Alpes françaises, dans laquelle on peut trouver notamment l’espèce protégée arctico-alpine la laîche des glaciers », note la MRAE. Saint-François-Longchamp et Aussois devraient également accueillir de nouveaux télésièges — les travaux sont néanmoins suspendus dans cette dernière station après un recours en référé, du fait de la destruction illégale d’espèces protégées.

Pour l’autorité environnementale, le Scot fait preuve d’une « absence totale d’attention (…) à la grande qualité des paysages remarquables » de la Maurienne, et implique une consommation d’espaces qui « peut être estimée excessive et associée à un gain vraisemblablement incertain compte tenu de la vulnérabilité croissante des stations de ski (…) face au changement climatique ». Quant aux constructions immobilières, la mission parle de « fuite en avant » : le document d’aménagement prévoit 22.800 nouveaux lits touristiques à l’horizon 2030 — avec l’objectif supplémentaire d’en réhabiliter près de 11.600, puisque plus de la moitié de ces lits sont actuellement « froids », c’est-à-dire pas ou très peu occupés. Cela mènerait à un total d’environ 189.000 lits touristiques dans cette vallée de 43.000 habitants.

« Tous ces aménagements ne font que poursuivre un vieux rêve, alors que l’âge d’or du ski est passé », déplore Jean-Luc Ottenio, président de l’association La Harde, qui milite du côté de la station des Karellis. « Il y a quelques décennies, les villages de montagne se sont enrichis grâce aux sports d’hiver, mais on a changé d’époque : la clientèle nationale diminue, les stations se ringardisent avec la conscience environnementale, et leurs jours sont comptés à cause du réchauffement, estime-t-il. Pourtant, hors du ski, il n’y a pas d’autre vision de prospective sérieuse de la part des élus. » « Le changement climatique est pris en compte pour aller plus haut, mettre plus de canons à neige, mais pas pour prendre un virage vers un tourisme doux, des quatre saisons », dit aussi Anne Colombet, de l’association Vivre et agir en Maurienne.

Plusieurs associations environnementales ont attaqué le Scot et ses « unités touristiques nouvelles » dans un recours validé le 5 août. Elles prônent une diversification du paysage économique : tourisme vert, stages de remise en forme, classes nature, séminaires, centres de réinsertion, mais aussi production agricole et petite industrie locale… Même si cette volonté de diversification apparaît dans le Scot, et traverse l’esprit de nombreux élus, elle semble ne pas faire le poids face au modèle, toujours dominant, de l’industrie du ski. En Maurienne, le tourisme représente 20 % des emplois directs, et son chiffre d’affaire se fait à 80 % en hiver, d’après Jean-Claude Raffin. « Même en mettant bout-à-bout toutes ces petites pistes, ça ne suffira pas à compenser », estime-t-il. Sans l’or blanc, une baisse de régime semble inévitable. À long terme néanmoins, l’élu le concède : « Je crains que dans d’autres zones de montagne, en moyenne altitude, des stations prennent de l’avance sur nous en trouvant des solutions alternatives qui marchent. »

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