Une station démontée pour tourner la page du ski alpin

Des bénévoles ont démonté les téléskis d’une station ardéchoise désormais abandonnée. Un chantier symbolique du nouveau paradigme de la petite montagne, qui ne peut plus compter sur la neige pour faire tourner son économie.
- Sainte-Eulalie (Ardèche), reportage
« Vous entendez les scies ? », demande une voix à l’autre bout du fil. « Vous n’avez qu’à les suivre, ils sont là. » En ce premier dimanche du mois d’octobre, l’unique salariée de l’association Mountain Wilderness, Carmen Grasmick, suit les opérations depuis le village ardéchois le plus proche, Sainte-Eulalie. Le son des disqueuses retentit au cœur de la forêt. Entre hêtres et sapins, une dizaine de bénévoles s’activent autour de deux pylônes de plus de 800 kilos couchés au sol. Sous les premiers flocons de neige de la saison, ils découpent ces lourds tubes métalliques puis les tirent sur le sentier. Cette montagne de métal rouillé sera évacuée le lendemain par la mairie.
Il y a trente ans, cette zone humide du Parc naturel régional des Monts d’Ardèche accueillait des milliers de skieurs chaque année. La station a définitivement fermé ses portes en 2005. Depuis, les deux remontées mécaniques n’ont pas bougé. Jusqu’au jour où Jean-Paul Rochaix, un bénévole de Mountain Wilderness, est passé par là. Cette association — qui rassemble plus de 1.500 adhérents en France — démonte les installations obsolètes pour permettre à la nature de reprendre ses droits. Depuis août 2002, Mountain Wilderness a participé à cinquante-neuf opérations de nettoyage. Des installations touristiques, mais aussi industrielles, militaires ou encore agricoles abandonnées dans la montagne.

À Sainte-Eulalie, c’est surtout la sécurité des hommes qui a fait pencher la balance. « N’importe qui pouvait monter sur les pylônes, c’est dangereux », dit Marie-Paule Gandon, la propriétaire de l’un des terrains de la station. Ici, la proposition de démontage faite par Mountain Wilderness a été vue comme une occasion parfaite mais l’association n’est pas toujours si bien accueillie. Le plus souvent, même quand une station est fermée depuis plusieurs années, les habitants restent attachés aux installations. Marie-Paule Gandon, elle, est réaliste : « Cette station tombait en ruines. »
Pourtant, dans sa voix, la nostalgie est palpable. Quand le domaine skiable a ouvert, elle n’avait pas encore quatre ans. C’était l’hiver 1964. Rapidement son père, agriculteur, est également devenu salarié de la station, gérée par l’association du ski club. « C’était une des seules stations ardéchoises dirigée par des particuliers... En créant cette station, ils ont réalisé un rêve ! », dit la femme de 59 ans. Cette « très belle histoire » a pris fin en 1998. Après la fermeture de deux centres de vacances, les classes de neige se sont faites de plus en plus rares et les difficultés économiques de plus en plus importantes. La mairie a retenté l’expérience entre 2002 et 2005, en vain. Gouffre financier, manque de neige... Comme de nombreux petits domaines de moyenne montagne, celui de Sainte-Eulalie a fini par succomber.
Depuis les débuts de l’histoire du ski alpin, en 1928, 168 domaines ont fermé leurs portes (soit environ 28 %). « Les fermetures sont devenues récurrentes à partir des années 70 et le pic se situe en 1992 », explique Pierre-Alexandre Métral, doctorant en géographie. D’après le jeune homme qui écrit une thèse sur la question, ces fermetures concernent majoritairement des « micro-stations », d’une ou deux remontées mécaniques. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que de grands domaines ont commencé à péricliter à leur tour. Saint-Honoré en 2003, Puigmal en 2013 et plus récemment Céüze, dans les Alpes.
Les professionnels des stations misent sur la neige de culture
Chez les acteurs des stations, le scepticisme se fait de plus en plus rare. Forcés de reconnaître le changement climatique en cours, ils parlent adaptation. Au début du mois, lors de son congrès annuel, le syndicat des professionnels des stations — Domaine skiable de France — a même adopté « des engagements environnementaux pour préserver la montagne ». Par « montagne », il faut comprendre « ski de piste ». L’eau, par exemple, est vue comme un « point stratégique » car « c’est d’elle que dépend la capacité à produire de la neige de culture ». L’adaptation au changement climatique se résume donc pour ces professionnels à investir pour créer de la neige et à poursuivre l’activité tant que faire se peut.
Aujourd’hui l’avenir du ski alpin se situe entre 1.500 et 2.000 mètres d’altitude, dans des gros domaines « qui ont les moyens », précise Pierre-Alexandre Métral. Car en plus des besoins en neige artificielle, il faut pouvoir rénover les remontées, les mettre aux normes et surtout faire face à une concurrence de plus en plus rude. À l’horizon, se dessine un paysage du ski essentiellement fait de grosses stations internationales. « C’est un engrenage socio-économique qui devient très élitiste », dit le chercheur.
« Je démonte des pylônes mais j’adore le ski »
Pour démonter la station de Sainte-Eulalie, les bénévoles sont venus de loin. Jean-Paul arrive de Gap, Nicolas de Grenoble, Claude du Cantal, Philippe de Haute-Savoie... Ce qui lie ces hommes, c’est l’amour de la montagne. Randonnée, escalade, alpinisme... Ce qui compte c’est « de faire l’expérience d’une nature à l’état brut et sauvage », résume Nicolas, en réajustant son casque sous son imperméable bleu ciel. Sous le grésil, Michel-Pierre essaie de réparer la disqueuse qui s’est arrêtée subitement. Profitant de l’accalmie, Nicolas poursuit : « Je démonte des pylônes mais j’adore le ski. Simplement, je ne vais plus en station. » Car le ski alpin n’est qu’une manière, parmi tant d’autres, de pratiquer ce sport.
D’ailleurs, avant d’être une activité de loisir, le ski était surtout un moyen de locomotion. Sur la montagne ardéchoise, par exemple, il est apparu en 1907, bien avant l’avènement du ski de piste, pour faciliter les déplacements des postiers ou encore des médecins. « Dans l’histoire du ski, les stations ne sont qu’un épiphénomène », analyse Nicolas. Pourtant ce sont souvent ces domaines skiables qui captent les investissements des collectivités. « L’argument c’est l’activité touristique mais c’est un mensonge, dénonce le bénévole. Quand il n’y a pas de station, le chiffre d’affaires est moins visible car moins concentré mais il est là ! » Pour Nicolas, c’est toute une culture de la montagne — forgée par un siècle de ski alpin — qui est à repenser.

Dans la commune de Sainte-Eulalie, certains ont déjà commencé à se réinventer. Marie-Paule Gandon, par exemple, s’investit au Foyer de ski de fond, de randonnée et d’escalade de Sainte-Eulalie. « C’est un esprit d’innovation qui nous vient de nos anciens. Eux avaient créé la station et nous on se diversifie avec d’autres activités. » D’ailleurs, le tourisme reste une activité importante. Dans ce village, situé à quelques kilomètres du mont Gerbier de Jonc, plusieurs hôtels, centres de vacances, gîtes ou encore restaurants fonctionnent tout l’été. « Cette année on a eu encore plus de monde que d’habitude », se réjouit le maire de la commune, Franck Méjean.
Outre l’activité touristique, les quelque 200 habitants vivent de l’agriculture ou de l’artisanat. « Il y a aussi des personnes qui s’installent en pluri-activité : ferme-auberge, accueil paysan... Ça paraît peu, mais pour un territoire comme le nôtre c’est important », atteste Marie-Paule. Dynamique et optimiste, la Sainte-Eulalaise espère voir la courbe de population — qui décroît depuis un siècle — s’inverser très bientôt. Et si depuis la fermeture de la station, les hivers sont plus difficiles avec une activité économique limitée, les alternatives sont loin d’être épuisées. « Ces anciennes stations peuvent être le premier témoin de la transition sur les territoires de montagne, dit le chercheur Pierre-Alexandre Métral. Ça peut devenir l’exemple d’un tourisme plus doux, respectueux de la nature et proche des spécificités locales... »