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ChroniqueEau et rivières

Maraîcher, j’appartiens à la rivière

Mangeant les légumes et les fruits de la terre, nous sommes liés aux éléments, notamment à l’eau. Tisser un lien avec les rivières est essentiel pour retrouver le vivant, défend notre chroniqueur.

Mathieu Yon. © Enzo Dubesset / Reporterre
Le néopaysan Mathieu Yon est chroniqueur pour Reporterre. Il vous raconte régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court.


Dans son dernier livre « À l’est des rêves », l’anthropologue Nastassja Martin parle de sa relation avec Daria, une femme Even — un peuple nomade d’éleveurs de rennes — qui a fait le choix de retourner vivre en forêt, et de s’adresser aux éléments. Cette chronique leur est adressée.


Chaque jour, je vais saluer la rivière qui coule en bas du champ. Personne ne se souvient quand elle a commencé à couler. Mais cet été, j’ai bien cru qu’elle s’arrêterait. J’étais inquiet pour mes cultures maraîchères, mais j’avais aussi peur de perdre la rivière. J’ai senti que notre sort était lié : si elle disparaissait, mes champs, mon métier et mes usages s’arrêteraient avec elle. Je lui appartenais. Cette appartenance n’était pas aliénante, car il n’y avait aucune domination de sa part, aucune prise de pouvoir.

La rivière n’a pas besoin de moi, mais parfois, à force de m’adresser à elle, j’imagine qu’elle reconnaît ma présence, comme le rouge-gorge qui se poste sur un piquet en bois dès qu’il m’aperçoit. Je puise l’eau dans son lit, avec une petite pompe thermique et un tuyau que j’immerge lorsque j’ai besoin d’irriguer. L’eau de la rivière fait pousser les légumes du champ, que je vends aux habitants de ma commune, me donnant ainsi un revenu. Je ne suis propriétaire de rien. Ni de la rivière, ni du champ, ni des légumes. Je suis comme la rivière, je ne fais que passer.

Cet été, en voyant son niveau baisser, laissant apparaître les cailloux, j’ai vécu l’angoisse de son assèchement, et j’ai commencé à envisager des aménagements pour maintenir mon activité économique : un forage, une retenue collinaire. Ces aménagements, au-delà des questions réglementaires et des conséquences sur l’environnement, posaient finalement une tout autre question : si je les réalisais, que deviendrait mon lien à la rivière ?

Honorer la rivière

Du point de vue de l’État et des associations environnementales : un forage est préférable à un « prélèvement » dans le milieu vivant. Mais cette réduction de l’eau à son usage purement « hydrique », quantitatif, escamote complètement le lien avec les éléments. Quand je puise dans la rivière, je mesure sa fragilité, et ma responsabilité. Quel lien d’appartenance pourrais-je avoir avec un forage ou une mégabassine  ? Un forage invisibilise le lien avec l’eau de la nappe. Une mégabassine présente au moins l’avantage de faire remonter cette question à la surface.

Quand il pleut des cordes, que la rivière devient boueuse, je ne peux plus venir y puiser. Je dois attendre que la rivière se calme. Lorsque les premières pluies de l’automne arrivent, j’ai observé que son niveau remontait peu, comme si elle mourait de soif. Après quelques pluies, au mois de novembre, la rivière devient enfin claire et vivante, et son niveau remonte. Il lui reste alors tout l’hiver, le printemps, pour reprendre des forces avant la longue traversée estivale. Ma part, c’est de nourrir le sol, d’augmenter son taux de matière organique, pour que chaque goutte d’eau qui tombe sur mes champs en été rencontre dans sa chute des mycorhizes, des micro-organismes, des vers de terre et des systèmes racinaires. C’est ainsi que j’honore la rivière, et que je tisse un lien avec elle.

« Cet été, en voyant son niveau baisser, j’ai vécu l’angoisse de son assèchement. » Publicdomainpictures/CC0/Илия Петков

Ce lien avec la rivière n’est reconnu par aucune réglementation. Aucune association environnementale, aucun syndicat agricole, aucun service de l’État ne reconnaîtraient la légitimité de ce lien, qui serait vu comme une émanation de ma subjectivité, voire une emprise d’un humain sur un élément naturel, incapable de se défendre ou de protester. Mais alors, que faire de ce lien ? Faut-il l’interdire, et accepter d’en être privé, pour protéger, non pas le lien, mais la rivière ? C’est là que se trouve le véritable enjeu. Que voulons-nous conserver ou préserver ? Les éléments du monde, ou nos relations à eux ?

Parfois, je me demande si la rivière pense à moi

La tragédie du changement climatique pourrait bien entraîner l’interdiction de nos dépendances, par l’intermédiaire des autorités et des institutions qui ont elles-mêmes conduit à cette tragédie. C’est pourquoi il n’y aura pas de lutte contre le changement climatique, sans un changement radical d’anthropologie, invitant les humains à déplacer leur point de vue, en gardant à l’esprit la question posée par Philippe Descola [1] : « Comment donner la voix aux non-humains sans que celle-ci ne s’exprime à travers des humains ventriloques ? »

Je n’ai pas la réponse à cette question cruciale. Tisser un lien de dépendance avec une rivière est un premier pas, un pas que je fais chaque jour en descendant la voir, traçant à ma manière ces lignes d’erre, décrites par Fernand Deligny. Cette errance pour retrouver le vivant fabrique une carte, que l’on peut deviner aux tassements des herbes autour de mon champ, qui se mêlent aux passages d’animaux sauvages.

J’ignore si la rivière pense à moi, mais les sons qu’elle produit en passant en bas du champ ne sont pas des bruits. Ils disent quelque chose, ils adressent des signes. Et d’une certaine manière, ils me parlent.

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