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EntretienInondations

Maroc, Lybie, Grèce : « Plus la société est inégalitaire, plus la catastrophe est meurtrière »

La ville de Derna, en Libye, le 11 septembre 2023, ravagée par les inondations.

L’investissement dans les biens communs, la répartition des richesses et celle du pouvoir déterminent la vulnérabilité des populations aux catastrophes naturelles, explique le professeur Jean-Paul Vanderlinden.

Jean-Paul Vanderlinden est professeur en économie écologique à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et membre du laboratoire CEARC (cultures, environnements, Arctique, représentations, climat) de l’Observatoire de Versailles Saint-Quentin. Ses travaux portent sur l’analyse du risque existentiel au niveau local et son articulation avec le changement climatique.



Reporterre — Des milliers de personnes sont mortes et près de dix mille sont portées disparues, en Libye, après le passage de la tempête Daniel, qui avait déjà ravagé la Grèce. Au Maroc, près de trois mille personnes ont été tuées par un tremblement de terre. Pour quelles raisons ces catastrophes sont-elles si meurtrières ?

Jean-Paul Vanderlinden — Parce qu’elles cochent trois conditions. La première est l’apparition d’un aléa, c’est-à-dire d’un évènement d’une intensité rare, comme la tempête Daniel en Libye et en Grèce, qui a provoqué des pluies torrentielles et des inondations ; ou encore le tremblement de terre au Maroc. Disons que l’aléa est l’élément « surprise ».

Il faut ensuite que l’aléa « croise » des populations sur son chemin. C’est la deuxième condition : l’exposition, c’est-à-dire le fait que les habitants sont positionnés par rapport à un risque donné. En Libye, la ville de Derna [100 000 habitants] était doublement exposée. Elle s’est trouvée en proie aux précipitations, mais aussi noyée sous les eaux et les coulées de boue provenant de deux barrages qui ont cédé dans la nuit de dimanche à lundi.

Enfin, face à l’aléa, tous les individus ne sont pas équipés de la même façon pour survivre. C’est la dernière condition : notre degré de vulnérabilité. Plus nous sommes fragiles, plus nous avons de chances de mourir. Et ça fait de vraies différences au moment des comptes.



Qu’est-ce qui nous rend plus ou moins fragiles face à une catastrophe ?

La vulnérabilité relève d’une rencontre simultanée entre des caractéristiques individuelles et collectives. Si l’on s’arrête à des déterminants individuels, la réponse est simple : une personne en bonne santé est moins fragile, que ce soit lié à son patrimoine génétique, à sa capacité à prendre soin de son corps, ou à son parcours de vie. L’âge joue aussi : les personnes les plus âgées sont moins mobiles, et leurs organismes sont moins résistants en cas de vagues de chaleur.

« Se demander ce qui a rendu autant d’individus si fragiles »

Mais là n’est pas l’essentiel, car la vulnérabilité d’une population repose surtout sur des explications collectives. À chaque catastrophe, il convient de poser un diagnostic sur le système d’organisation de la société qui a été frappée, de se demander ce qui a rendu autant d’individus si fragiles.

Parmi les déterminants essentiels, il y a notamment l’accès aux soins pour le plus grand nombre, avec des hôpitaux et des médecins qui permettent d’intervenir rapidement et convenablement. Il y a aussi l’accès à l’éducation, qui permet d’apprendre à agir comme il faut, au moment où il faut, ou d’accéder aux bons canaux d’information. Et il y a aussi la dimension économique : vous serez moins vulnérables aux chocs dans un habitat solide et, si vous avez un petit capital accumulé, vous pourrez mieux rebondir, mieux reconstruire.



Si l’on vit dans une région où les inégalités sont fortes, où la situation est instable et où les institutions sont absentes, on a plus de chance de mourir ?

Oui, c’est cela. Pour encaisser au mieux un aléa, il faut tout un travail politique de préparation. L’actualité est révélatrice à ce sujet. Prenons la Libye, pays qui a connu deux guerres civiles : le désordre est si grand que ce qui relève de l’organisation collective n’est plus vraiment là, qu’il n’y a plus de gouvernance permettant de résister aux risques.

C’est aussi présent, dans une moindre mesure, au Maroc — pointé du doigt pour son déficit démocratique — et en Grèce — qui a beaucoup souffert d’une série de réformes structurelles imposées de l’extérieur. Or, si l’organisation publique est absente ou fragilisée, et que les infrastructures sont négligées, les individus se retrouvent seuls, et plus ou moins démunis face aux aléas, en fonction de leurs ressources.

Et s’ils survivent, ils ont plus de peine à se relever. L’absence d’État crée à la fois des problèmes avant, pendant et après la catastrophe.



Comment, donc, réduire la vulnérabilité des populations face aux catastrophes ?

La vulnérabilité n’est, au fond, que le reflet des modalités de solidarité qui se sont exprimées à l’égard des plus fragiles avant la catastrophe, pendant la catastrophe et après. Plus l’on vit dans une société inégalitaire et moins l’investissement dans les biens communs est fort, plus le collectif est, in fine, vulnérable. Et ça s’applique aussi à des pays qui vont mieux, comme la France, où les populations les plus pauvres sont celles qui souffrent le plus lors des vagues de chaleur.

« Mener des politiques qui bénéficient au plus grand nombre »

Pour réduire la vulnérabilité, il faut mener des politiques qui bénéficient au plus grand nombre, en veillant à limiter les inégalités. Il faut aussi développer des formes de gouvernance où toutes les voix sont entendues, parce que chaque voix qui n’est pas entendue est une victime potentielle pour laquelle on n’aura pas pu réduire la vulnérabilité. Il y a donc à la fois une dimension de répartition des richesses, mais aussi du pouvoir.

Après la canicule de 2003, c’est quelque chose qui a été réussi — même s’il est certain qu’on préférerait se passer d’une terrible catastrophe pour apprendre la leçon. L’accent a été mis à la réduction de la vulnérabilité et l’isolement des personnes âgées, ce qui fait qu’aujourd’hui les canicules tout aussi graves que celle de 2003 sont moins mortelles.



C’est d’autant plus important qu’avec le changement climatique, les catastrophes deviennent de plus en plus fréquentes et intenses…

Nous sommes effectivement, et ça va s’aggraver, dans un monde avec des évènements qui nous font plus de mal et qui sont plus fréquents. Avant la tempête Daniel, la Grèce, par exemple, était déjà sur les rotules, puisqu’elle venait de subir une canicule.

C’est une raison de plus pour réfléchir à nos fragilités propres et pour gommer au maximum celles qui relèvent des dysfonctionnements du collectif dans lequel on s’insère.

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