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ReportageGrands projets inutiles

Mobilisation sur la Loire contre un projet de pont coupant forêt et nature

Près d’Orléans, le chantier de construction d’une déviation routière et d’un nouveau pont sur la Loire se poursuit. De nouveaux déboisements pourraient intervenir dès lundi. Les opposants renforcent leur mobilisation, avec une grande Bulldo’fête prévue tout ce week-end.

  • Mardié (Loiret), reportage

Ça remue-méninge sous la tonnelle. Face aux tableaux couverts de notes du campement du Village de la Loire, une petite dizaine d’opposants au projet de déviation de Jargeau peaufinent l’organisation de la Bulldo’fête, prévue ces samedi 31 août et dimanche 1er septembre à la lisière du bois de Latingy, à Mardié (Loiret). Objectif : rassembler un maximum de personnes pour informer sur le projet et bloquer le chantier. « Constitué.e.s en assemblée du peuple de la Loire, nous (…) vous convions donc à un grand week-end de fête et de combat (…). Au programme : rencontres, discussions, scènes ouvertes, danses, ateliers pratiques et une grande action collective, pour laquelle nous vous invitons à apporter chacune un bâton, que nous décorerons ensemble à l’effigie d’un animal, d’une plante ou d’un fleuve, comme autant de symboles de notre engagement à protéger la forêt et ses habitants », lit Pierre [1] à voix haute, le nez sur l’infolettre affichée sur son écran d’ordinateur. « Le pic-nique-épeiche, c’est samedi ou dimanche ? » demande Banzaï. « Dimanche. Et samedi soir, il y a le bal-buzard », précise Pierre.

Le déboisement du bois de Latingy, qui abrite le couple de balbuzards pêcheurs de la Balbucam, pourrait commencer dès lundi 2 septembre.

« Le plus important, c’est de dire que cette fête doit permettre de s’organiser pour faire face aux bulldozers dès ce lundi 3 septembre, quand ils commenceront à déboiser le bois de Latingy, intervient Falbala. Il y aura des réflexions et des ateliers concrets sur comment défendre le bois, avec la constitution d’une équipe grimpe aux arbres, d’une autre antirépression, etc. » Le bois de Latingy est un des derniers secteurs destinés à être rasés ; des pans entiers de couvert forestier, y compris du bois des Comtesses, ont déjà disparu de la commune de Saint-Denis-de-l’Hôtel ces derniers mois. Et les coupes devraient être réalisées le plus vite possible, avant fin octobre et l’hivernage de chauves-souris protégées.

« Les bords du fleuve sont classés Natura 2000 » 

Porté et financé à hauteur de 94 millions d’euros par le conseil départemental du Loiret — 100 millions d’euros selon les opposants —, le projet de déviation de Jargeau consiste en la création d’une nouvelle route à deux voies d’une quinzaine de kilomètres entre la route départementale (RD) 13 à Marcilly-en-Villette au sud, et la RD 960 à Saint-Denis-de-l’Hôtel à l’est, avec la construction d’un nouveau pont sur la Loire. Il vise à désengorger le pont de Jargeau, unique point de passage du fleuve à des kilomètres à l’est de l’agglomération orléanaise. « Aujourd’hui, le trafic sur le pont de Jargeau atteint 15.000 véhicules par jour. Ce sont aussi plus de 1.600 poids lourds qui traversent les centres-villes des communes concernées par le projet, indique la vidéo de présentation du projet du conseil départemental. Cette situation favorise aussi un sentiment d’insécurité et suscite des nuisances pour les riverains en matière de vibrations sur l’habitat ou de bruit. »

Le tracé de la déviation tel que présenté dans la déclaration d’utilité publique.

Un argument que réfute Jean-Marie Salomon, président de l’association Mardiéval. Depuis la véranda de sa maison de Mardié, la pelouse descend en pente douce jusqu’au fleuve, dont les bancs de sable sont régulièrement survolés par des grandes aigrettes — un paysage classé au patrimoine mondial de l’Unesco que viendrait défigurer le nouveau pont. « Les ralentissements sur le pont ne dépassent pas 1,5 km et ne surviennent qu’aux heures de pointe, soit une heure et demie par jour. Les jours les plus critiques, les automobilistes les franchissent en dix minutes. En plus, le trafic, dont il était prévu qu’il augmente de 2 % par an, a diminué de 1 % par an ces dernières années. Si les communes construisaient une déviation à 100 millions d’euros à chaque fois qu’elles étaient confrontées à cette situation, la France serait ruinée. C’est cette civilisation de la bagnole qu’il faut changer. »

Jean-Marie Salomon, le président de Mardiéval, association historique d’opposition au projet.

Pour le président de Mardiéval, le projet est d’autant plus aberrant qu’il traverserait un écosystème rare et fragile. « Les bords du fleuve sont classés Natura 2000. Le bois de Latingy est un massif forestier très ancien, très peu remanié, habité par des chiroptères et un couple de balbuzards pêcheurs, une espèce de rapace protégée. » Ce dernier est devenu la star de la Balbucam, un dispositif caméra installé par Mardiéval qui filme le nid toute la journée pendant la période de reproduction et retransmet la vidéo en direct sur internet. « Nous avons aussi réalisé un contre-inventaire naturaliste : là où l’étude d’impact n’a recensé que 80 espèces d’oiseaux, nous en avons trouvé plus de 170 ! Dont 74 devraient faire l’objet d’une demande de dérogation pour la destruction d’espèces protégées — dans l’étude d’impact, seul le balbuzard pêcheur fait l’objet d’une telle demande. »

« Les gens veulent vivre à la campagne et des lotissements ont été construits un peu partout » 

Enfin, la Loire, à cet endroit, ne se prête pas à l’installation d’un pont, affirme Jean-Marie Salomon en s’appuyant sur un rapport du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) commandé par le conseil départemental, qui devait rester confidentiel jusqu’en 2020 mais dont des extraits ont fuité dans la presse en février : « Selon ce rapport, il est possible, voire probable que le pont s’effondre pendant sa durée d’existence, à cause de l’extrême fragilité du système karstique sur lequel il serait installé. » Entre Châteauneuf-sur-Loire et Blois, les calcaires de Beauce qui forment une partie du lit du fleuve se dissolvent au contact de l’acide carbonique présent dans l’eau et laissent apparaître des fissures, les karsts. Selon les experts du BRGM, boucher ces fissures pour installer un pont risquerait de réduire et de polluer les écoulements d’eau vers la nappe phréatique et les captages d’eau potable en aval. Par ailleurs, ces karsts peuvent s’effondrer et former d’énormes cavités, les « fontis » : en 2010, c’est un pavillon entier du village de Saint-Pryvé-Saint-Mesmin qui a disparu dans un de ces trous, de 16 mètres de diamètre et 8 mètres de profondeur.

Le bois des Comtesses, qui abritait des chiroptères, a été en partie déboisé l’année dernière.

Ces spécificités du lit du fleuve ne sont pourtant pas un obstacle à la construction du pont, selon le président du conseil départemental du Loiret, Marc Gaudet. « L’idée est d’aller chercher au-delà de la zone karstique, dans le substratum plus dur. Il n’est pas non plus question d’injecter du béton dans le sous-sol : nous avons la volonté de préserver le bouillon qui alimente le Loiret, par un système de pieux qui permettront la circulation des eaux souterraines. Nous avons aussi à cœur de réaliser toutes les compensations écologiques prévues par la loi. On ne construit plus les ponts comme il y a vingt ans, c’est d’ailleurs pour ça que le processus est aussi long ! »

Le bois de Latingy abrite une aire de balbuzards pêcheurs. L’association Mardiéval l’a équipé d’une caméra pour observer les oiseaux, la « Balbucam ».

Pour le président du Loiret, les opposants sont injustes quand ils parlent d’un projet imposé. « La déviation n’est pas une lubie du département, puisque c’est la commune de Jargeau qui l’a réclamée. Les gens veulent vivre à la campagne et des lotissements ont été construits un peu partout. Nous avons essayé de mettre en œuvre des solutions alternatives pour les acheminer à Orléans, comme le transport à la demande, le renforcement des lignes de bus régulières et le transport à 2 euros, mais rien n’a marché. Des opposants réclament la réouverture de la ligne ferroviaire Orléans-Châteauneuf, ce qui est une compétence de la région. Évidemment, nous l’encourageons, et nous sommes même prêts à participer à son financement. »

Une nouvelle vague d’opposants, inspirés par les Zad comme par les recours juridiques 

Pourtant, lors de l’enquête publique de 2016, « 2.200 personnes ont laissé un avis, plus que pour le projet de seconde ligne de tram d’Orléans. Et 1.600 de ces avis étaient défavorables », indique Jean-Marie Salomon. Depuis sa création, son association Mardiéval multiplie les recours juridiques pour bloquer le chantier. « Lundi 2 septembre, le tribunal doit juger un référé demandant la suspension immédiate du déboisement de Latingy. Plusieurs recours doivent être examinés sur le fond d’ici la fin de l’année, notamment contre l’arrêté préfectoral autorisant la destruction d’espèces protégées et celui sur la loi sur l’eau, pour lequel nous nous sommes appuyés sur le rapport du BRGM. » L’association ne déserte pas le terrain de la communication : « Nous informons la population via notre infolettre Le Castor énervé, notre blog Loire et biodiversité et les forums de la Balbucam. Le problème, c’est qu’on n’a pas encore réussi à nationaliser notre lutte : les gens connaissent Notre-Dame-des-Landes, Bure, Sivens et même Roybon et Beynac, mais ce qui se passe à Mardié, à Paris, dans les grands médias nationaux, à peu près tout le monde s’en fout. »

En avril dernier, des activistes d’ANV-COP21 sont allés présenter un portrait municipal d’Emmanuel Macron à Jean-Marie Salomon, président de Mardiéval, qui lui a demandé de renoncer au projet de déviation.

Peut-être plus pour très longtemps. En mars, la vice-présidente de Mardiéval a contacté la revue écologiste Terrestres, qui a consacré un long article à ce projet. Et attiré l’attention d’une nouvelle vague d’opposants venus de tout le département et même au-delà, inspirés par les Zad comme par les recours juridiques. Ce petit groupe d’une quinzaine de personnes a mis sur pied une réunion publique au village de Bou et le Village de la Loire, qui a accueilli un millier de visiteurs du 11 au 18 août pour une semaine de débats, d’ateliers et de fêtes près du bois de Latingy, sur des terrains privés où ils ont été accueillis.

Panneau installé par les opposants au projet.

Cette relève n’entend pas s’arrêter là. S’il n’est pas du tout question d’installer une Zad, le programme des mois à venir s’annonce néanmoins chargé. « Ce projet de déviation traîne depuis vingt ans, entraînant résignation ou perte de sentiment d’urgence dans la population, sauf chez Mardiéval. Avec le Village de la Loire, nous voulions commencer par faire connaissance, créer du lien avec les habitants et les associations et en prendre soin, pour retisser les mailles de la résistance qui s’étaient distendues », explique Pierre. La Bulldo’fête de ce week-end, organisée avec le soutien des associations locales, vise à étendre et renforcer ces alliances, de même qu’une série de dix réunions publiques prévues jusqu’à fin octobre dans les communes alentours. « Nous avons envie d’organiser huit réunions dans des villages et deux réunions thématiques à Orléans : la première sur les recours juridiques avec Me Samuel Delalande, notre avocat, et la seconde plus scientifique avec des naturalistes et des gens du BRGM, tout en faisant venir des gens en lutte contre la déviation de Beynac et le GCO de Strasbourg », complète Nans. Pour rassembler un maximum de monde derrière leur cri de ralliement : « Nous sommes la Loire qui se défend. »

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