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Climat

Moins de pollution de l’air, davantage de réchauffement ? La science divisée

L'air de Taïwan pollué en 2016.

L’emballement actuel du climat serait-il dû à une baisse inédite de la pollution de l’air ? La communauté scientifique reste dubitative.

« J’en ai marre d’avoir toujours raison... » La réplique culte de l’acteur Jeff Goldblum, dans son rôle de scientifique prédisant la catastrophe à venir au début du blockbuster Jurassic Park, semble aujourd’hui faire des émules. Alors que l’année 2023 a pulvérisé de nombreux records climatiques (températures extrêmes, canicules marines intenses, fonte inédite de l’Antarctique, etc.), au point d’impressionner et de surprendre de nombreux chercheurs, certains prétendent détenir la clé du mystère.

« Je déteste devoir dire que je vous avais prévenus, mais on a essayé de prévenir le monde à propos de l’accélération du changement climatique depuis longtemps. Appelez ça le choc terminal des aérosols. Appelez ça payer au diable son dû lorsque le soufre se dissipe. Les six prochains mois vont être choquants ! » lançait ainsi sentencieusement sur X (anciennement Twitter) en septembre Leon Simons, membre du groupe de réflexion scientifique le Club de Rome, graphe de l’emballement des températures mondiales à l’appui.

Le climatologue James Hansen, l’un des premiers dans les années 1980 à avoir alerté sur la menace du changement climatique, évoquait quant à lui en 2021 le « pacte faustien » que nous aurions passé avec le climat : une dette qui nous aurait permis d’atténuer l’ampleur du réchauffement et que nous commencerions douloureusement à rembourser aujourd’hui.

Moins de soufre, plus de réchauffement

Le nom du coupable ? Le dioxyde de soufre. Ce SO2, qui sonne comme l’antithèse du CO2, est lui aussi émis dans l’atmosphère lorsque nous brûlons des combustibles fossiles. Mais son effet sur le climat est radicalement différent puisqu’il a, lui, un rôle refroidissant.

Ce SO2 va se transformer en sulfates dans l’atmosphère et former des particules soufrées qui ont pour effet de réfléchir les rayons du soleil et de renvoyer cette énergie dans l’espace. L’ensemble de ces particules contribuerait à l’heure actuelle à refroidir la Terre d’environ 0,5 °C, voire 1 °C, selon les dernières estimations présentées dans le sixième rapport d’évaluation du Giec [1]. Autrement dit, le réchauffement actuel provoqué par nos émissions de carbone serait 0,5 à 1 °C plus intense sans l’existence de ces aérosols.

Or, nous nous employons à émettre de moins en moins de ces aérosols. Notamment parce qu’ils contribuent à la pollution de l’air, laquelle tue prématurément plus de 4 millions de personnes par an, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Et deux évènements majeurs ont accéléré la réduction des émissions de SO2 en 2020 : la pandémie de Covid-19, qui a fortement réduit les activités industrielles et de transport émettrices, et l’entrée en vigueur d’une nouvelle norme de l’Organisation maritime internationale, dite « OMI 2020 », qui impose aux navires de brûler du fioul ayant une teneur en soufre limitée à 0,5 %, contre 3,5 % auparavant.

Catastrophisme ou réelle accélération ?

Cette forte réduction des aérosols refroidissants peut-elle expliquer la récente hausse brutale des températures ? En réalité, personne n’en sait rien. En tout cas, aucun consensus scientifique ne se dégage pour l’instant sur la compréhension fine des complexes mécanismes à l’œuvre. « Un léger fossé [s’est creusé] entre les deux principaux récits scientifiques sur l’urgence climatique », observe sur X Ryan Katz-Rosene, chercheur en sciences politiques spécialiste des enjeux environnementaux, de l’université d’Ottawa.

D’un côté, les « traditionalistes » pour qui les facteurs déjà bien identifiés suffisent à expliquer les courbes du réchauffement. De l’autre, les « accélérationnistes », pour qui la baisse des aérosols entraîne une accélération inédite du réchauffement.

Les traditionalistes accusent les accélérationnistes de vouloir mettre en avant le rôle des aérosols pour pousser à leur utilisation et à la géoingénierie, quand les accélérationnistes reprochent aux traditionalistes de minimiser les risques et de retarder les actions urgentes à mettre en place, analyse le chercheur.

Complexes générateurs de nuages

Une des difficultés à cerner le rôle de ces aérosols tient à leur nature. « Modéliser un gaz, comme le CO2, c’est relativement simple. Mais ces aérosols sont constitués de particules solides et liquides. Il faut en comprendre la composition chimique, l’éventail des tailles, leur interaction avec les nuages… C’est compliqué à toutes les étapes », énumère Olivier Boucher, directeur de recherche au CNRS et coresponsable du centre de modélisation du climat à l’Institut Pierre-Simon Laplace.

Plus que la réflexion directe des rayons du soleil, c’est en effet majoritairement via leurs interactions avec les nuages que ces aérosols contribuent le plus à refroidir la Terre. Les particules, dans l’air, vont jouer le rôle de noyaux de condensation et influencer ainsi la formation des nuages. Pour une même quantité d’eau, des nuages se formant sur des aérosols de ce type contiendront beaucoup plus de gouttelettes et seront ainsi plus réfléchissants. Dans le sillage des navires marchands recrachant leurs particules de soufre, les nuages ont donc tendance à être plus refroidissants.

Pour atténuer les risques de catastrophe, les émissions de gaz à effet de serre doivent être réduites. Flickr/CC BY 2.0 Deed/RecondOil

Une caractéristique redoutable de ces aérosols est aussi leur faible durée de vie dans l’atmosphère. Ils n’y restent que quelques semaines, contrairement au CO2 qui persiste en partie des siècles dans les airs. De même, les nuages ne vivent-ils que quelques jours, le temps de retomber sous forme de pluie. Conséquence : même si l’on arrêtait ou réduisait la combustion d’énergies fossiles, les éléments refroidissants s’estomperaient rapidement tandis que les éléments réchauffants sont voués à persister.

Dans une analyse publiée le 13 octobre — non relue par les pairs — une équipe de chercheurs menée par James Hansen estime ainsi que la baisse des émissions d’aérosols, engendrée par la baisse de la pollution des navires et la lutte contre la pollution en Chine, pourrait être la principale explication de l’accélération en cours du réchauffement. Celui-ci pourrait atteindre jusqu’à 0,36 °C par décennie, soit le double de la moyenne observée de 0,18 °C par décennie entre 1970 et 2010.

Un suspect parmi d’autres

La majorité de la communauté scientifique semble toutefois bien plus prudente. « La difficulté avec ces particules, c’est que les effets sont locaux. Nos mesures satellites montrent par exemple que les températures au sol se réchauffent partout, sauf en Inde, sûrement à cause de la pollution qui y augmente, contrairement à la Chine qui lutte contre, explique Cathy Clerbaux, physicienne de l’atmosphère au Laboratoire atmosphères et observations spatiales. Mais c’est compliqué de mesurer l’impact global. Et le changement de fioul des bateaux, ça reste très marginal par rapport aux autres sources d’émission, qui ne vont pas disparaître d’un coup. Certains aérosols viennent des feux de forêt par exemple. »

La question est tout de même prise au sérieux par les scientifiques. Ceux du programme européen Copernicus ont analysé le lien possible entre les nouvelles normes de réduction d’émission de soufre par les navires et les récentes vagues de chaleur extrêmes dans l’Atlantique nord et en Europe. Leur conclusion : il est trop tôt pour établir un lien de causalité clair entre ces deux dynamiques.

« Il ne fait pas de doute que la réduction des émissions de SO2 aura un impact à long terme, mais comprendre ces changements nécessitera la réalisation de recherches dédiées », estime Richard Engelen, directeur du Copernicus Atmosphere Monitoring Service. Une analyse de Carbon Brief prévoyait quant à elle en juillet que la baisse de la pollution au soufre des navires aurait, d’ici 2050, un effet réchauffant de 0,05 °C sur la température globale.

En ce qui concerne 2023 et l’envolée des courbes climatiques, l’incertitude est encore plus grande. « Dans un climat qui se réchauffe, battre des records est assez normal. Il y a une variabilité naturelle du climat d’une année à l’autre, et même d’une décennie à l’autre, c’est toujours très délicat d’attribuer les températures d’une année unique à un événement particulier », souligne Olivier Boucher.

Une année avec moins de poussières du Sahara (elles aussi au pouvoir réfléchissant et refroidissant) exportée au-dessus de l’Atlantique, un déficit de vent qui perturbe les couches chaudes de l’océan, l’influence des mégafeux au Canada… Les climatologues ont encore de nombreux suspects sous la main pour expliquer les anomalies de température actuelles.

Cela n’altère toutefois en rien le message central : la meilleure manière d’atténuer les risques de catastrophe reste de réduire au plus vite les émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre. Sur ce point, aussi, les scientifiques pourraient être tentés de rappeler qu’ils en ont marre d’avoir toujours raison.

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