« La simultanéité des records de chaleur sur les océans est un mystère »

Une fois absorbée, l'énergie se répartit dans l’océan, en surface et en profondeur. Ce mélange prend de l’ordre du millier d’années à s’opérer. - Pixnio / CC / Bicanski
Une fois absorbée, l'énergie se répartit dans l’océan, en surface et en profondeur. Ce mélange prend de l’ordre du millier d’années à s’opérer. - Pixnio / CC / Bicanski
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Océans Climat SciencesParce qu’il absorbe énormément de chaleur et parce qu’il est un puits de carbone, l’océan a un rôle central. Quelles sont les conséquences des canicules marines actuelles ? Réponses avec Laurent Bopp, océanographe.
Cet été, la surface des océans a atteint une température jamais observée auparavant. Cela s’explique par la capacité des océans à absorber près de 93 % de l’excès de chaleur qu’entrainent les émissions de gaz à effet de serre. Jusqu’où peut-il tenir ? Doit-on craindre qu’il déverse un jour toute cette chaleur dans l’atmosphère ? Réponses par Laurent Bopp, océanographe et auteur du livre Les poissons vont-ils mourir de faim (et nous avec) ? (Éd. Le Pommier, 2010).
Reporterre — Pour certains climatologues, les canicules marines de cet été sont « stupéfiantes ». Pourquoi ?
Laurent Bopp — Ce qui est vraiment surprenant, c’est la simultanéité des événements extrêmes. Des records de chaleur ont été battus quasiment en même temps dans plusieurs bassins océaniques : le Pacifique nord, le Pacifique est, l’Atlantique nord, l’Atlantique tropical… et même la Méditerranée. On peut trouver des explications propres à chaque zone. Mais pourquoi toutes à l’unisson ? Ça, c’est un mystère.
La hausse des températures était donc prévisible.
Oui. L’évolution des températures entraînée par le changement climatique anthropique est bien modélisée, simulée et anticipée par la communauté scientifique.
En revanche, il ne s’agit pas d’une courbe régulière. De grands bonds vers le haut précèdent des paliers, au cours desquels les températures semblent ne plus évoluer pendant quelques années, jusqu’au saut suivant. On a déjà aperçu ce schéma en 1998. Cette année a été plus chaude que toutes les précédentes, mais au lendemain de celle-ci, le thermomètre n’a pas subi de hausse notable et s’est stabilisé.
Lire aussi : Les canicules marines, une hécatombe sous l’océan
La question est donc la suivante : l’année 2023 correspond-elle à l’un de ces pics, et sera-t-elle suivie d’une période de stabilisation ? Ou bien, le bond n’est-il pas encore survenu, auquel cas les températures pourraient encore grimper dans les mois et années à venir… ? Là-dessus, évidemment, il y a de l’incertitude.
Dans l’immédiat, quels risques font peser ces interminables canicules marines ?
La sévérité des impacts a vraiment de quoi nous inquiéter. Outre les effets directs de la hausse des températures sur les écosystèmes, celle-ci modifie aussi le contenu en oxygène des couches de surface océanique. En clair, plus les eaux sont chaudes, moins elles contiennent d’oxygène. Et un autre facteur, appelé stratification de l’océan, aggrave cette baisse des concentrations en oxygène. Résultat : la biodiversité marine en pâtit et de nombreuses espèces essuient des épisodes de mortalité.
Ces températures élevées en surface, au-delà de 29 ou 30 °C, intensifient par ailleurs l’évaporation. Or, cette grande quantité d’eau évaporée se précipite ensuite sur les continents. Autrement dit, les vagues de chaleur marine facilitent l’apparition de phénomènes météorologiques extrêmes, comme les cyclones tropicaux.

Comment se forment ces vagues de chaleur marines ?
À la variabilité naturelle, récemment exprimée par le retour du phénomène El Niño dans le Pacifique, se superpose la tendance de long terme évoquée tout à l’heure, à savoir le changement climatique. Alors que se passe-t-il concrètement ?
Sa masse colossale et les propriétés de l’eau liquide offrent à l’océan un rôle central. Il absorbe plus de 90 % de l’énergie additionnelle résultant de l’augmentation de la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre. Il absorbe la chaleur générée notamment par les activités humaines.
Quant aux 10 % restant de cet excédent d’énergie, il est stocké dans les autres composantes du système Terre. Une toute petite quantité est absorbée par l’atmosphère, de l’ordre de 1 %. Une autre fait fondre les glaces continentales et la fin part réchauffer les sols en surface, c’est-à-dire les premiers centimètres des continents.
Si l’océan absorbe une telle quantité de chaleur, pourquoi fait-il si chaud ?
Tout est question de propriétés chimiques. Pour réchauffer un kilogramme d’eau, il faut à peu près quatre fois plus d’énergie que pour réchauffer un kilogramme d’air. Autrement dit, l’atmosphère n’a pas besoin de beaucoup d’énergie pour que grimpe le thermomètre.
Dans un scénario du pire, où l’océan arriverait à saturation et cesserait d’absorber cette énergie, la Terre deviendrait alors une véritable fournaise…
Non, on ne peut pas parler de saturation, ou du moins pas à notre échelle de temps. En revanche, on peut évoquer d’autres processus inquiétants comme la baisse de l’oxygène et surtout la modification des courants.
En effet, une fois absorbée, cette énergie se répartit dans l’océan. Une quantité reste en surface et continue de nourrir les processus atmosphériques. Et l’autre partie, grâce aux courants océaniques, sombre petit à petit vers les profondeurs, ce qui ralentit la vitesse à laquelle l’atmosphère se réchauffe.
« Une partie de l’énergie sombre vers les profondeurs »
Seulement, si le changement climatique venait à s’emballer, ce mélange fondamental deviendrait moins efficace. Les tréfonds de l’océan stockeraient moins bien cette chaleur, et les eaux de surface, comme l’atmosphère, gagneraient en température.
Si, à l’inverse, les humains parvenaient à réduire leurs émissions, que se passerait-t-il ?
Pas grand-chose dans l’immédiat pour l’océan profond. Le mélange évoqué à l’instant prend de l’ordre du millier d’années à s’opérer. En diminuant nos émissions de façon drastique, on sera capable de stabiliser les températures de l’atmosphère et de l’océan de surface. Par contre, les eaux profondes continueront, elles, à se réchauffer pendant des siècles.
Pour cette même raison, le niveau des mers, qui est en partie lié à la température de l’océan profond, ne peut que continuer à augmenter au cours des siècles à venir.
L’océan est aussi un puits de carbone. Les mêmes logiques sont-elles en jeu ?
Oui. L’atmosphère absorbe 50 % de nos émissions de dioxyde de carbone. La biosphère continentale, c’est-à-dire les grands écosystèmes terrestres, en capte 25 %. Et l’océan, troisième puits naturel, se charge à peu près des 25 % restants. Ce phénomène modifie les conditions chimiques de l’océan : on appelle cela l’acidification, et elle peut nuire aux organismes marins.
Seulement, dans l’hypothèse où l’on parviendrait à créer une technologie permettant de retirer le dioxyde de carbone déjà présent dans l’atmosphère, l’océan pourrait jouer contre nous. Pourquoi ? Parce que l’atmosphère et les deux grands puits, que sont l’océan et la biosphère continentale, sont constamment dans une recherche d’équilibre. Concrètement, si on absorbe artificiellement 100 tonnes de CO2 dans l’atmosphère, l’océan et la biosphère continentale vont en relâcher 25 tonnes chacun.
Sous-entendez-vous qu’il faut cesser d’investir dans les technologies de captation ou d’élimination directe du carbone ?
Non, absolument pas. Il faut y réfléchir, tout en ayant en tête ce mécanisme. Si on élimine tout le CO2 que l’on a émis dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle, l’océan libérera à son tour tout le carbone qu’il a stocké dans ce même laps de temps. L’opération sera donc plus longue qu’elle n’en a l’air.