Les canicules marines, une hécatombe sous l’océan

Stress important, échecs reproductifs, mortalités massives... Les effets des canicules marines sur les poissons sont réels. - © Camille Jacquelot / Reporterre
Stress important, échecs reproductifs, mortalités massives... Les effets des canicules marines sur les poissons sont réels. - © Camille Jacquelot / Reporterre
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Océans Climat SciencesLes eaux irlandaises et anglaises font face à une canicule marine exceptionnelle. Un phénomène de plus en plus fréquent, avec des conséquences catastrophiques pour la biodiversité.
L’été commence à peine que l’hémisphère nord semble s’être transformé en fournaise. Du pied des immeubles aux couloirs du métro, partout, la chaleur s’infiltre, tournoie et écrase les corps. Les animaux terrestres ne sont pas les seuls à faire les frais de l’élévation des températures. Dans les profondeurs océaniques, le thermomètre s’emballe également, jusqu’à provoquer des « canicules marines ». Dernier exemple en date : l’Atlantique nord, dont certaines parties connaissent, depuis le début du mois de juin, des températures parfois supérieures de 5 °C aux normales de saison. Un phénomène dont la fréquence, l’intensité et la durée augmentent à cause du réchauffement climatique, avec des conséquences catastrophiques pour les écosystèmes marins.
Par « canicules marines », les scientifiques désignent les épisodes durant lesquels la température de la mer rejoint, dans une zone donnée et pour une période allant de quelques jours à plusieurs mois, les 10 % des températures les plus élevées jamais enregistrées au cours des trente dernières années. Réchauffement climatique oblige, 8 des 10 vagues de chaleur océaniques les plus extrêmes ont été observées au cours de la dernière décennie.
Citons par exemple le « Blob », apparu en 2013, qui a sévi pendant près de trois ans dans une zone de l’océan Pacifique longue de plusieurs milliers de kilomètres, avec une température de l’eau supérieure de 2,6 °C à la normale. La mer Jaune, les rives de l’Australie ou encore la Méditerranée ont, elles aussi, été frappées par des canicules marines spectaculaires au cours des dernières années.

Plusieurs facteurs peuvent favoriser l’apparition d’une canicule marine, détaille un article publié dans la revue Nature Communications en 2019 : la présence du phénomène climatique El Niño, une modification des courants marins, un affaiblissement temporaire des vents — qui contribuent à mélanger, et donc refroidir, les eaux de surface —, une augmentation de la température de l’air, une diminution de la couverture nuageuse…
Chaque cas de figure est différent, relève Robert Schlegel, ingénieur de recherche à la Sorbonne et spécialiste du sujet. Une chose est cependant certaine : avec le réchauffement climatique, les vagues de chaleur océaniques deviennent « plus fréquentes, plus longues, et plus intenses ».
Des eaux si chaudes « qu’aucune espèce vivant sur la planète n’y serait plus adaptée »
Depuis la révolution industrielle, les couches supérieures de l’océan ont absorbé plus de 90 % de l’excédent de chaleur généré par les activités humaines, indique le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) dans son rapport consacré à l’océan et à la cryosphère. Résultat : depuis quarante ans, les eaux de surface se sont réchauffées, en moyenne, de 0,15 °C par décennie. Leur température atteint aujourd’hui des sommets, auxquels viennent se superposer les canicules marines. « L’océan est tellement chaud qu’il est toujours au bord du précipice, explique Robert Schlegel. Il suffit d’un rien pour que, pouf, il y ait une canicule marine. »
Historiquement, dit-il, les vagues de chaleur étaient un phénomène « rare », provoquées par une conjoncture météorologique exceptionnelle. Elles épousaient alors une forme de cercle, et restaient très localisées. Désormais, « elles commencent à ressembler à une toile d’araignée », submergeant petit à petit l’ensemble de l’océan.
Selon les estimations du Giec, la durée des canicules marines a augmenté de 54 % au cours du siècle passé. Entre 84 et 90 % d’entre elles sont aujourd’hui attribuables au changement climatique. Selon les projections des experts, leur fréquence devrait être multipliée par cinquante si nos émissions continuent d’augmenter sans relâche, et par vingt si elles déclinent immédiatement pour être nulles d’ici à 2100. Les mers tropicales, l’océan Arctique et l’ouest du Pacifique sont particulièrement menacés.

Cette évolution promet, pour les écosystèmes marins, des effets dévastateurs. « Les espèces marines ont évolué pendant des millions d’années pour occuper des fenêtres thermiques spécifiques, décrit à Reporterre l’écologue Dan Smale. Lorsque ces seuils de température sont dépassés, cela peut générer un stress important, des échecs reproductifs, voire des mortalités massives, avec des implications pour l’ensemble de la chaîne alimentaire et des écosystèmes touchés. »
Risque confirmé par le Giec, qui prévoit, « avec un haut degré de confiance », que les canicules marines projettent certains organismes marins « au-delà des limites de leur résilience ». Sans réduction immédiate et drastique de nos émissions de gaz à effet de serre, les eaux équatoriales pourraient devenir « tellement chaudes qu’aucune espèce vivant sur la planète n’y serait plus adaptée, et se transformer en désert », craint Robert Schlegel.
Entre autres effets, les canicules marines peuvent blanchir les coraux, décimer les herbiers marins et anéantir les forêts de varech, des macroalgues brunes faisant office de formidables puits de carbone. Leurs conséquences peuvent se faire ressentir pendant des années. Entre 2014 et 2016, les eaux californiennes ont par exemple souffert de vagues de chaleur exceptionnellement longues et intenses, qui ont réduit à peau de chagrin les forêts de varech. Trois ans plus tard, notait un article paru dans la revue Frontiers in Marine Science en 2019, ces habitats uniques n’étaient toujours pas rétablis. Quasiment toutes les étoiles de mer avaient succombé, ainsi que la plupart des invertébrés sessiles — éponges, anémones, balanes… —, qui vivent fixés à leur habitat et étaient donc incapables d’échapper au danger.
« Populations ravagées », « forêt cramée »...
Néfastes pour les poissons, ainsi que pour les oiseaux, lions de mer, phoques et autres mammifères qui s’en régalent, la disparition des jungles et des prairies sous-marines l’est aussi pour le climat. En Australie, en 2011, 36 % des herbiers marins de la baie Shark ont été endommagés par une vague de chaleur océanique. Cela a provoqué l’émission de deux à neuf mégatonnes de CO2 dans l’atmosphère, selon une étude parue dans la revue Nature Climate Change en 2018.
Des carnages similaires ont été documentés plus près de nous, en mer Méditerranée. Dans une étude publiée l’été dernier dans Global Change Biology, une équipe d’une soixantaine de chercheurs internationaux a montré que les canicules marines qui ont frappé la région entre 2015 et 2019 avaient provoqué des « mortalités massives » chez une cinquantaine d’espèces de poissons, d’éponges, d’algues ou encore de mollusques, jusqu’à quarante mètres sous la surface de l’eau. Les gorgones, ces coraux finement nervurés aux couleurs chamarrées, ont particulièrement souffert. « C’est comme si l’on se trouvait en face d’une forêt cramée », raconte Joaquim Garrabou, chercheur à l’Institut des sciences de la mer de Barcelone et coauteur de cette étude.

Le principal problème, poursuit-il, est que les espèces les plus affectées par les canicules marines sont dites « ingénieures », et constituent un refuge vital pour une multitude d’autres organismes. Elles offrent aux poissons-trompettes, hippocampes mouchetés et autres bernard-l’hermite des recoins où pondre, se nourrir ou se cacher. « Pour récupérer, il leur faudrait au moins dix, quarante, ou cent ans sans canicules, estime Joaquim Garrabou. Mais à chaque fois qu’elles essaient de revenir, il y a de nouveaux épisodes, et elles souffrent à nouveau. »
Le chercheur a observé, en certains endroits de la mer — notamment sur la côte catalane — des processus d’extinctions locales. « Là où il y avait des paysages complexes avec plein d’espèces, on a des populations complètement ravagées. Je ne pensais pas voir ça de mon vivant », confie-t-il.
« Des conséquences très sévères »
À ces mortalités massives se greffe un phénomène de redistribution des espèces, aux conséquences parfois funestes. Certaines espèces invasives appréciant les eaux chaudes, comme le poisson-lapin, peuvent profiter des canicules marines pour s’aventurer de la mer Rouge jusqu’en Méditerranée orientale, dévorant les algues et les herbiers sur leur passage. Les espèces qui ont davantage d’affinité avec les eaux froides peuvent, au contraire, voir leur abondance diminuer, signale Joaquim Garrabou.
« On peut avoir l’impression que tout va bien, que la mer est bleue, qu’elle est plus chaude et que c’est mieux pour les vacances. Mais ce confort apparent pour la baignade a des conséquences très sévères », insiste-t-il. Afin de freiner la catastrophe, le chercheur recommande de protéger efficacement au moins 30 % de l’océan d’ici 2030. Si elles ne peuvent pas refroidir la mer, les aires marines protégées peuvent en effet avoir de « multiples bénéfices pour atténuer ou s’adapter au changement climatique », explique-t-il. Il nous faut également, bien sûr, réduire au plus vite nos émissions de gaz à effet de serre : « On commence déjà à souffrir des conséquences du réchauffement climatique. Au-delà de la responsabilité morale de la conservation, il est aussi dans notre intérêt que tout cela s’arrête. »