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Culture

Murray Bookchin, l’utopie anarchiste au prisme de l’écologie

Murray Bookchin (1921-2006) était un militant écologiste étasunien, théoricien de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Janet Biehl, collaboratrice et compagne de ses dernières années, fidèle à sa promesse, retrace sa vie tout en présentant son importante œuvre théorique dans « Écologie ou Catastrophe ».

La grand-mère maternelle de Murray Bookchin, Russe réfugiée à New-York en 1913 l’influença très tôt par ses récits. En août 1927, après l’exécution de Sacco et Vanzetti, elle lui dira : « Voilà ce que le capitalisme fait aux hommes ! N’oublie jamais. » À dix ans, Murray rejoint le mouvement des Jeunes pionniers, un mouvement communiste pour la jeunesse, qui deviendra sa famille de substitution et le formera à l’idéologie marxiste, lui confiant rapidement des responsabilités et le nommant orateur de rue. Mais Bookchin comprend que le Parti communiste n’était pas démocratique et rejoint les trotskistes de la Young Spartacus League, plus révolutionnaire. Trop jeune pour s’engager dans les Brigades internationales, il se passionne pour les anarchistes qui, en Espagne, avaient réussi une révolution sociale, écrasée par les communistes.

En 1939, Murray Bookchin quitte le lycée pour travailler dans les hauts-fourneaux. Après la Seconde Guerre mondiale, il se rapproche de Josef Weber, trotskiste allemand réfugié aux États-Unis, controversé parce que défendant une lutte nationale contre le fascisme réunissant toutes les composantes de la société, en contradiction avec l’analyse de la IVe Internationale. Bookchin le secondera pour ses articles, lui apportant les références adéquates. Cette expérience le formera à l’écriture. Murray Bookchin découvre alors les textes du groupe de l’École de Francfort, qui accusent les Lumières d’avoir « séparé les fins des moyens et le fond de la forme, et réduisent la raison à la procédure, l’utilitarisme, le calcul au service de la manipulation et de la domination ». « Le capitalisme, déployant la raison instrumentale, évalue tout en termes de profit et réduit les objets à des marchandises. Il vide la vie sociale de son sens et de son essence et transforme les hommes en individus isolés en concurrence les uns avec les autres. » La technologie, au lieu de libérer l’homme du travail, a renforcé l’exploitation.

« Faisons l’impossible, car sinon nous aurons l’impensable ! »

Josef Weber avertissait dès 1950 que si nous échouions à remplacer l’instrumentalisme par l’éthique, la concurrence par la coopération, la manipulation par la moralité, la forme par le fond, la bureaucratie par les relations directes, si nous ne parvenions pas à transformer le mode de production capitaliste en mode socialiste, la barbarie l’emporterait.

Murray Bookchin comprend à cette époque que le développement urbain séparé des campagnes est lié au problème des produits chimiques dans l’alimentation. Il défend le concept d’écodécentralisme dans The Limits of the City (1960) et dans Notre environnement synthétique (1962). Cet ouvrage parut en même temps que le Printemps silencieux, de Rachel Carson, qui l’éclipsa complètement alors qu’il y dénonçait d’autres nuisances que les seuls pesticides.

Dans Crisis in Our Cities (1964), Bookchin dénonce les besoins énergétiques démesurés des mégapoles qui risquent de donner naissance à des perturbations atmosphériques dangereuses et provoquer la fonte des calottes glaciaires si leur production repose sur les ressources fossiles — il anticipe le problème du changement climatique. Son modèle est la cité athénienne ou les petites villes de la Renaissance italienne. Il propose de développer des sources d’énergies entièrement renouvelables à partir du soleil, du vent et des marées.

Dans Écologie et pensée révolutionnaire (1964), il reformule l’alternative de Rosa Luxemburg, qui avait affirmé que la civilisation devrait choisir entre socialisme et barbarie : l’utopie anarchiste ou l’extinction de l’humanité, prévient-il. Puis il développe sa thèse de l’au-delà de la rareté (postscarcity) : libérer les hommes de la tyrannie de la pénurie, du règne de la nécessité. Il pensait qu’un mouvement de la jeunesse fondé sur l’éthique pouvait remplir le rôle d’agent de la révolution sociale dévolu au prolétariat.

En 1971, Murray Bookchin publie Au-delà de la rareté, l’anarchisme dans un monde d’abondance, dans lequel il enjoint la gauche et la contre-culture : « Soyons réalistes, faisons l’impossible, car sinon nous aurons l’impensable ! »

Pour préparer The Ecology of Freedom, il étudie l’origine des hiérarchies et se plonge dans l’anthropologie, étudiant notamment les sociétés premières, mutualistes, égalitaires, sans État. C’est la technologie, l’instrumentalisme, fondements idéologiques du capitalisme industriel qui ont imposé la domination de la nature. Toujours engagé dans la vie politique, Murray Bookchin rejette les mesures « environnementalistes » qui considèrent le vivant comme des ressources exploitables, et défend la véritable écologie, qui vise à préserver l’intégrité du vivant.

Une solide expérience d’autogestion par la démocratie participative

Sans aucun diplôme, il enseignera longtemps à l’université et lors de sessions de formation pratique et théorique à l’écologie dans une ferme-campus du Vermont.

En se penchant sur l’histoire étasunienne à l’occasion du bicentenaire de l’Indépendance, il se rend compte que le moteur institutionnel de la Révolution des États-Unis avait été le municipalisme de la Nouvelle-Angleterre pratiqué par les puritains anglais, une solide expérience d’autogestion par la démocratie participative combattue par les nouvelles élites, qui imposèrent un gouvernement centralisé.

Il comprend que le capitalisme ne périrait pas de ses contradictions mais d’une « tumeur incontrôlable » qui détruirait aussi son hôte et qu’il fallait construire un mouvement écoanarchiste. Il soutient que « la seule alternative à l’État nation réside dans des municipalités démocratisées libertaires, unies en confédération » : « Démocratisons la république et radicalisons la démocratie. »

Contesté par de nombreux anarchistes qui refusent de participer aux élections, Murray Bookchin pense toutefois que le municipalisme libertaire permettrait de résoudre le dilemme entre descendre dans la rue ou dans l’arène politique. Il en fait remonter la généalogie à Proudhon, Bakounine et Kropotkine.

Écologie ou Catastrophe, de Janet Biehl, est une excellente introduction à l’œuvre théorique de Murray Bookchin, qui mérite d’être mieux connue en France, d’autant qu’elle inspire en ce moment même le confédéralisme démocratique mis en application au Rojava.


  • Écologie ou Catastrophe. La vie de Murray Bookchin, de Janet Biehl, traduction d’Élise Gaignebet, L’Amourier éditions, juin 2018, 624 p., 29 €.

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