Nastassja Martin : « Rêver doit redevenir une forme de résistance »

Nastassja Martin, anthropologue, est l'autrice de « Croire aux fauves » et « À l'est des rêves ». - @ Mathieu Génon / Reporterre
Nastassja Martin, anthropologue, est l'autrice de « Croire aux fauves » et « À l'est des rêves ». - @ Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 12 minutes
Culture et idées Nature Grands entretiensL’anthropologue Nastassja Martin, qui a vécu avec une communauté du Grand Nord, narre l’importance du dialogue avec les non-humains : « La crise est une occasion de changer la manière de voir les êtres qui nous entourent. »
Nastassja Martin est anthropologue. Elle a vécu avec une communauté évène, au Kamtchatka, dans l’est de la Sibérie. Elle a raconté cette expérience dans Croire aux fauves (Verticales, 2019), un livre magnifique, et dans À l’est des rêves (La Découverte, 2022), récemment paru.
Écoutez l’entretien complet avec Nastassja Martin, invitée de Reporterre, sur toutes les plateformes :
Cet entretien est conçu sous forme d’un entretien pour podcast. Nous vous invitons fortement à l’écouter. Si vous ne pouvez pas le faire, voici quelques extraits transcrits des propos de Nastassja Martin.
Reporterre — Dans votre livre « Croire aux fauves », dans lequel vous relatez votre rencontre avec un ours, qui vous a blessée, vous écrivez : « L’Ours a vu dans mes yeux sa part d’humanité. » Qu’est-ce que cela signifie ?
Nastassja Martin — Ce qui nous lie au reste des êtres vivants, ce n’est pas la biologie de nos corps, mais quelque chose comme une âme qu’on partagerait avec les autres êtres vivants. Dans certains contextes, on peut renouer un dialogue malgré le fait que nos dispositions physiques ne sont pas les mêmes. On trouve ainsi dans nombre de mythologies du Grand Nord l’idée qu’au temps des origines, les ours et les humains n’étaient pas aussi distingués qu’à l’heure actuelle. Des histoires racontent qu’en ce temps-là, les ours vivaient comme des humains, s’habillaient comme des humains, marchaient comme des humains et cuisinaient sur du feu comme les humains. Un jour, les ours auraient déchu de leur position d’humanité, mais seraient quand même restés très proches des humains. Les Évènes du Kamtchatka, avec lesquels j’ai vécu et travaillé, disent que la raison pour laquelle un ours attaque toujours au visage lorsqu’ils attaquent un humain, c’est parce que s’il croise votre regard, il ne supporte pas ce qu’il y voit, qui est le reflet de son âme telle qu’elle a chuté.

Mais il y a toujours une brèche, des moments où, par les pratiques de chasse, par les rituels ou par le rêve, le dialogue [avec les êtres vivants] est encore possible. C’est quelque chose qui est vécu par les chasseurs pêcheurs partout dans le monde. Dans les pratiques de chasse, il y a toujours un moment où, pour approcher l’autre, il faut le séduire. Il faut revêtir ses habits, son odeur, sa manière de vocaliser, de parler. C’est pour ça qu’on imite les cris, les sons, qu’on peut s’enduire d’urine, d’élan par exemple si on en chasse un élan. Il y a une forme de devenir l’autre pour pouvoir l’amener à soi.
Reporterre — Que veut dire « Croire aux fauves », le titre de votre livre ?
Cela peut paraître contre-intuitif pour une anthropologue, pour une scientifique, de mettre le mot « croire » comme premier mot du titre. C’est fait exprès. Juste derrière croire, il y a « fauve », et ce mot a désigné des êtres et des choses très différentes au cours de l’histoire : il a pu désigner les bêtes noires au Moyen Âge, les sangliers, les cerfs, puis les prédateurs, les ours, les loups. Ensuite, cela a aussi été une odeur, un peu âcre comme de sauvagerie. Puis ça a été aussi une couleur. On l’a même utilisé pour désigner un mouvement [artistique]. Ce n’est que très récemment que le mot « fauve » a été réduit à ne désigner que les félins. C’est un mot qui n’a eu de cesse de se métamorphoser, de déborder sa propre signification pour en créer d’autres. Donc, « croire aux fauves », c’est croire à ceux qui débordent le cadre d’analyse posé au début de la recherche.
Reporterre — Croire aux fauves, n’est-ce pas croire que nous pourrions dialoguer avec les fauves, avec les êtres vivants, avec tous les non-humains ?
Ce n’est pas une affaire de croyance. Cela fait quinze ans que je travaille avec des collectifs animistes qui, à travers la chasse, les rituels, les rêves, estiment qu’il y a des moments où ils peuvent communiquer avec ceux qui ne sont pas des humains. Nous nous croyons très distanciés de ce type de « croyances », de manières d’être au monde : eh bien, elles ne sont pas si loin, parce que si une Occidentale comme moi, de surcroît chercheuse, a pu expérimenter cela dans son corps, c’est que ces modalités de relation au monde ne sont pas si loin de nous.
Reporterre — Vous avez beaucoup rêvé chez les Évènes — les autochtones du Kamtchatka dont vous avez partagé la vie — parce qu’eux-mêmes rêvent beaucoup. Rêvez-vous toujours, maintenant que vous êtes revenue en France ?
Il y a deux de manières de rêver. Il y a les rêves auxquels on est habitué, qui sont des rêves projectifs, c’est-à-dire que notre conscience, lorsqu’elle s’éteint, projette des images dans notre tête. Mais à aucun moment il n’y a cette idée, dans l’acception moderne du rêve, que l’âme peut sortir du corps pour rencontrer d’autres hommes. Alors que c’est une idée banale chez la plupart des collectifs autochtones qui vivent encore au contact quotidien du milieu naturel. J’ai appelé cette autre forme de rêve le rêve animique. Il n’est pas si simple à obtenir, même pour les collectifs autochtones. Dans le cas du collectif évène au Kamtchatka, la question des relations entre le monde du visible et le monde de l’invisible était auparavant prise en charge par les chamans. Mais le processus colonial les a évincés. Toute la question est de comment réapprendre à rêver, quand il n’y a plus cet intermédiaire entre les mondes.
« Rêver chez soi est très compliqué »
Cette qualité diplomatique doit être réinvestie et réactualisée par les membres du collectif eux-mêmes. Ce que dit Daria, la chef de famille avec laquelle j’ai vécu, c’est que rêver chez soi est très compliqué. Il faut sortir de son quotidien, aller dans un lieu qui n’est pas notre lieu, être dans une forme d’inconfort presque physique, pour que ces brèches puissent s’ouvrir. En France, pour moi, c’est beaucoup plus compliqué. Après, il y a plein de manières de le réactiver, en allant dormir dehors à la belle étoile, en montagne, sous un arbre, en forêt… Nos corps esprits sont beaucoup plus poreux et perméables à ce qui les entoure qu’on le pense.

Reporterre — C’est dans le rêve qu’on retrouve le monde commun de tous les vivants ?
Le temps du rêve réactive les possibles du temps du mythe. C’est des choses qui sont racontées dans les mythes et les histoires : le loup qui dialogue avec le glouton, l’ours qui dialogue avec l’homme… C’est très largement partagé dans les histoires, les contes et les mythologies dans le monde entier. Et ce qui est très beau dans cette idée du rêve est qu’au matin, les actions concrètes et incarnées qu’on va mener sont menées en relation avec ce qui s’est passé dans la nuit, ce qui s’est passé dans la nuit étant lui même en relation avec un temps très ancien qui est un temps des origines.
Reporterre — Dans ce temps des origines, plein d’histoires mythiques racontent l’origine du monde. Comment ?
Nastassja Martin — Nos cosmologies occidentales sont intentionnelles : Dieu a décidé de créer le monde. Alors que dans ces mythes, une constante est que le monde est créé par la collision entre deux êtres qui ne s’y attendaient pas. Il y a ainsi l’histoire du corbeau qui vole la lumière — un mythe extrêmement répandu sur la côte nord-ouest de l’Amérique. On pourrait croire que le corbeau est un démiurge créateur de monde. Il utilise sa magie pour répandre la lumière sur le monde et permettre que les entités se différencient, parce qu’avant la lumière, c’est le noir et le chaos. Pas du tout ! Le corbeau est un égoïste fini, il vole la lumière, il la veut juste pour lui. Il utilise sa magie, mais à mauvais escient. Mais il rentre en collision avec l’aigle, il laisse s’échapper la lumière et c’est comme ça que le monde advient. Dans ces cosmologies, ce qui préexiste à la création d’un monde est une rencontre entre deux altérités.

Reporterre — L’expérience du rêve est forte chez des autochtones. Mais nous qui sommes urbains, comment la vivre ?
Ce qui est réactivé par les rêves est de dire qu’il faut se remettre en capacité de rencontre et de dialogue avec ces autres êtres si on veut survivre aux crises. L’injonction de se reconnecter à la nature quand on habite au cinquième étage d’un immeuble dans une grande ville, on a envie de dire : je fais comment ? Mais à l’heure actuelle, en France, il y a énormément d’initiatives, de collectifs qui font des choix qui ne vont pas dans le sens de l’institution dans laquelle ils sont insérés. Je pense notamment à toutes les initiatives autour des zad, des alternatives forestières, des collectifs de lutte contre des projets d’aménagement obsolètes, tout cela foisonne. Ce qui me semble très porteur d’espoir, c’est que les personnes qui ont fait des choix de vie radicalement différents se rendent compte qu’il y a des choses qui doivent être réinventées.
Reporterre — En décrivant la vie de ce collectif évène, vous avez aussi décrit comment ils faisaient face à l’effondrement de la société soviétique. Comment fait-on quand tout s’effondre ?
Au moment où toutes les structures institutionnelles étatiques s’effondrent, des formes de relation au monde qui avaient été passées sous silence ou écrasées resurgissent comme des voies de sortie possibles.
Reporterre — Que peut-on en tirer pour le monde d’aujourd’hui ?
J’ai commencé mes recherches en Alaska pour travailler sur les cosmologies animistes. Le changement climatique, on en parlait à demi-mot et en sciences humaines, c’était très, très lointain. J’ai pris conscience que le monde que je pensais stable était en train de se disloquer dans le Grand Nord. À l’époque, je parlais d’avant-poste. Aujourd’hui, il n’y a plus d’avant-poste. Il y a encore des zones de confort relatif, où on a l’impression que ça va tenir. Mais, au fond de nous, on sait que si on continue comme ça, on va droit dans le mur. Qu’est-ce qu’on fait ? Au sein de la modernité, on est bloqué dans deux discours. D’un côté, on nous explique que la géo-ingénierie et la technique vont nous sauver de nos excès et qu’on va réussir à réparer le climat. Là, on se dirige vers un monde encore plus façonné à notre image, dans des logiques transhumanistes. Et d’un autre côté, on nous dit que l’effondrement arrive, que nous n’avons plus qu’à faire le deuil du monde et à entrer dans des logiques de survie, coupés de ceux qui n’auront pas pu se sauver à temps.

Mais il y a plein d’autres possibilités. Les situations de crise à travers lesquelles notre monde va se transformer radicalement peuvent être appréhendées comme des occasions incroyables pour changer de cartographie, de manière de voir les êtres qui nous entourent. En fait, c’est une manière parmi tant d’autres, parce que je suis persuadée que les initiatives ici même en France sont tout aussi belles et légitimes et porteuses d’espoir qu’au Kamtchatka. Moi, ce qui m’intéressait, c’était d’aller voir ce qui se passe dans un lieu où cet effondrement a déjà existé. Et qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là ?
Reporterre — Ils ont réinventé leur vie ?
Exactement. Ils ont réinventé leur vie. Je pense que c’est plus simple pour eux de réinventer leur vie que nous. D’abord, à cause de la situation de précarité concrète dans laquelle ils se trouvaient et ensuite par la présence d’un milieu naturel foisonnant : c’est plus simple quand on habite au Kamtchatka de repartir en forêt que quand on habite à Paris ou à Shanghai. Et après, il y a une autre chose : le processus colonial pour ces personnes est beaucoup plus récent. Et donc, il y a des formes de rapport au monde qui sont beaucoup moins enfouies, beaucoup moins loin que chez nous et qu’il est plus facile de faire resurgir dans une situation de crise écosystémique. Mais je fais partie des gens qui continuent de penser que la créativité émerge depuis les marges.

Reporterre — Il va nous falloir beaucoup de détachement parce que nous vivons avec les téléphones portables incessants, les écrans partout, des voitures qui occupent l’espace sonore et qui nous empêchent d’entendre les animaux, les avions qui tourbillonnent…
Il y a beaucoup de bruit. C’est quelque chose qu’on ressent tous, à quel point c’est dur lorsqu’on vit en ville de trouver cet espace de résistance en soi pour éteindre le bruit. C’est pour ça que la question du rêve est fondamentale. Hilton Krishna, qui est un leader de lutte autochtone au Brésil, parle du lieu du rêve comme d’un lieu de résistance possible. Rêver doit redevenir une forme de résistance et donc d’action politique.