Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

EntretienÉconomie

« Notre course à la croissance n’a pas de sens »

L’Occident assimile prospérité et croissance économique, cette dernière étant donc recherchée comme un remède à tous les maux. Pourtant, elle accentue la défaillance de notre modèle de développement (désastre écologique, inégalité de la répartition de la richesse, question du sens). Il serait temps de redéfinir ce que nous entendons par prospérité.

Isabelle Cassiers est professeure d’économie à l’université catholique de Louvain (Belgique) et chercheuse qualifiée du Fonds de la recherche scientifique (FNRS, belge). Elle a coordonné le livre Redéfinir la prospérité, qui s’interroge sur la dissonance entre croissance économique, durabilité environnementale et bien-être humain. Convaincue du caractère non soutenable de notre développement économique, elle s’intéresse au nouveau paradigme que le Bhoutan tente de mettre en place à travers son indicateur du bonheur national brut.

Isabelle Cassiers.


Reporterre — Comment, en tant qu’économiste, en êtes-vous venue à étudier la thématique du bonheur ?
 
Isabelle Cassiers — C’est au terme d’un long parcours de recherche en histoire économique et sociale, parcours qui m’a dirigée vers le questionnement de notre conception de la prospérité. En Occident, aujourd’hui, la prospérité est fréquemment assimilée à la croissance économique, qui est supposée nous apporter une multitude de bienfaits : emploi, pouvoir d’achat, sécurité et qualité de vie, progrès, paix sociale… Toutefois, la crise multiforme que nous traversons — crise économique et financière, mais aussi crise écologique et sans doute crise de civilisation — pointe du doigt les sévères défaillances de notre modèle de développement et nous invite à en (ré)explorer d’autres. Ailleurs, ou en d’autres temps, la prospérité a reçu ou reçoit encore une définition dans le registre de l’être (état de plénitude, de bonheur) plutôt que dans celui de l’avoir (accumulation de richesses, succès dans les affaires). Toutes les sociétés ont recherché la prospérité, mais elles n’ont pas toutes recherché la croissance économique. À titre d’exemple, le Bhoutan propose le bonheur comme finalité du développement. N’est-il pas temps, chez nous, de redéfinir la prospérité, et d’encourager le débat public à ce propos ? Cette question est au cœur de l’ouvrage collectif que j’ai coordonné sur ce thème [1].


Pourquoi cette question de la redéfinition la prospérité s’impose-t-elle aujourd’hui au monde occidental avec une telle acuité ?

Pour au moins trois familles de raisons — je laisse au lecteur le soin de compléter la liste ! Tout d’abord pour des motifs écologiques : poursuivre une croissance sans limite, comme nous le faisons, conduit au désastre environnemental. Outre le changement climatique et la perte de biodiversité qui sont les plus médiatisés, les études scientifiques relèvent une dizaine d’alertes graves (acidification des océans, contamination des eaux douces, etc.). Ensuite, pour des raisons de répartition : la croissance des quarante dernières années a été très inégalitaire, enrichissant surtout les plus riches ; les ressources étant limitées, les pays émergents ne pourront jamais prétendre faire accéder leur population au niveau de vie matérielle dont jouissent les Occidentaux ; notre modèle de croissance contient donc une bombe géopolitique à retardement. Enfin, parce qu’il semble de plus en plus évident que notre course à la croissance n’a pas de sens : derrière quoi court-on ? De nombreuses études suggèrent que les vraies valeurs sont ailleurs ; de nombreuses maladies (burn-out, dépression, insomnies chroniques) révèlent le mal-être qui accompagne la hausse du niveau de vie moyen des populations occidentales.
 

Un hélicoptère survole la région de Mariana, au Brésil. La rupture de deux barrages miniers, en novembre 2015, a libéré des dizaines de milliers de mètres cubes de boue polluée dans le Minas Gerais, provoquant l’une des pires catastrophes écologiques connues par le Brésil.


Dans un article intitulé « La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils » [2], vous soulignez la divergence entre l’évolution du PIB par habitant et celle de l’évaluation subjective de la « satisfaction de vie ». Comment s’explique cette divergence ?
 
Ce contraste, observable dans tous les pays occidentaux depuis au moins quarante ans, est très symptomatique de ce que nous venons d’évoquer et illustre bien la nécessité d’une redéfinition de la prospérité. Ce hiatus trouve plusieurs types d’explication. Tout d’abord, le PIB par habitant est une moyenne statistique qui, lorsque les écarts se creusent au sein de la population, ne reflète plus le niveau de vie de l’habitant médian. Ensuite, toute richesse est relative : au fil de la croissance économique, nos aspirations sont continuellement révisées à la hausse, soit parce que nous nous habituons à notre situation et relevons nos normes, soit parce que nous nous comparons à nos voisins dans une course permanente à qui sera le mieux loti. Enfin, la richesse n’est pas tout : la satisfaction de vie ou le bien-être dépend de quantité de facteurs qui peuvent être étrangers à la croissance économique (douceur de la vie affective) ou lui être, par certains aspects, négativement corrélés (en matière d’environnement ou de santé, par exemple). Dix ans près la publication de cet article, l’idée selon laquelle la croissance économique ne conduit pas nécessairement à plus de bien-être a fait son chemin. Dès lors, la question du but ultime poursuivi par les politiques de soutien à la croissance arrive au-devant de la scène. Pourquoi veut-on plus de croissance, et pour qui ? Cet exercice conduit à revisiter les objectifs du développement économique et social. Si un consensus émergeait quant à ces objectifs, des outils de mesure alternatifs au PIB se mettraient plus aisément en place.


Quels sont les nouveaux indicateurs de prospérité qui vous semblent aujourd’hui les plus pertinents pour refonder notre développement économique ?
 
On ne voit pas encore émerger l’un ou l’autre indicateur sur lequel il y ait consensus, mais, à l’évidence, le débat avance. En Belgique comme en France, des lois récemment votées (2012 et 2014 en Belgique, 2015 en France) imposent la publication d’indicateurs complémentaires au PIB. C’est un grand pas en avant ! Malgré les différences qui existent d’un ensemble d’indicateurs à l’autre, la tendance commune est de réunir des mesures de la pression sur l’environnement d’une part et de la qualité de vie d’autre part. Au fil d’un tel exercice, les questions posées par la statistique sont nombreuses et complexes (comment quantifier ce qui relève d’une appréciation qualitative ? La valeur d’une ressource en voie de disparition ne tend-elle pas vers l’infini ?). Elles renvoient souvent à des jugements de valeur (qu’est-ce qui compte ?) et aux fondements de la démocratie (qui est habilité à définir ce qui compte) ? Proposer de nouveaux indicateurs revient de facto à redéfinir notre modèle de développement. À cet égard, un pays fait figure d’exception : le Bhoutan déclare depuis longtemps s’intéresser davantage au « bonheur national brut » qu’au « produit national brut » [3].

Le Bhoutan a instauré l’indicateur de bonheur national brut : « L’idée est de favoriser un développement équilibré, qui avance “sur deux pieds”, associant le progrès spirituel au progrès matériel. »


Vous avez effectué plusieurs séjours au Bhoutan, entre 2013 et 2015, en vue d’étudier l’indicateur du bonheur national brut. Quelle est la philosophie sous-jacente à cet indicateur ?

L’idée est de favoriser un développement équilibré, qui avance « sur deux pieds », associant le progrès spirituel au progrès matériel. Car, à quoi bon s’enrichir si cela nous détourne de la sagesse, d’une quête essentielle sur le sens de notre vie ? Dans la tradition bhoutanaise, le rôle de l’État est de fournir au peuple les conditions d’accès au bonheur, c’est-à-dire au plein épanouissement des potentialités de l’humain. Pour cette raison, l’indicateur comporte neuf domaines, le niveau de vie étant situé parmi huit autres dimensions constitutives du bonheur aux yeux des Bhoutanais : bien-être psychologique, santé, utilisation du temps, éducation, diversité et résilience culturelles, bonne gouvernance, vitalité communautaire, diversité et résilience écologiques. Cette variété de domaines reflète « ce qui compte » aux yeux de la population.


Comment cet indicateur du bonheur national brut est-il construit ? Pourrions-nous nous en inspirer ?
 
Chaque domaine est subdivisé en sous-indicateurs — trente-trois en tout — comportant eux-mêmes plusieurs variables spécifiques — cent vingt-quatre au total. La plus grande originalité de l’indicateur du bonheur national brut réside à mes yeux dans l’existence, pour chaque sous-indicateur, de seuils de suffisance. Une même question est posée pour chacun : quel seuil faut-il atteindre pour que les conditions sociétales du bonheur soient réunies ? L’indicateur global unifie les réponses à cette question (dont le caractère normatif et évolutif est pleinement assumé). Dès lors, les politiques publiques guidées par cet indicateur et par les divers instruments de pilotage qui lui sont associés sont systématiquement orientées vers les domaines d’insuffisance et vers les catégories de population concernées. Toute accumulation au-delà des seuils de suffisance est sans effet sur l’indicateur global de bonheur. L’expérience du Bhoutan pourrait-elle nous inciter à définir un tel ensemble statistique ? Ou à introduire des seuils de suffisance dans les nouveaux indicateurs de prospérité qui se multiplient en Occident ? Sûrement, mais on ne s’étonnera pas que les résistances soient nombreuses : sommes-nous prêts, en tant que collectivité et en tant qu’individus, à abandonner la course à la consommation, à la productivité, au profit, et à tout ce qui accompagne notre conception séculaire — mais très particulière — du progrès ? Or, si le monde globalisé reste marqué par l’obsession d’une croissance pour la croissance, la résistance du Bhoutan, qui nous interpelle aujourd’hui, s’avèrera bien fragile. Peut-être chacun de nous pourrait-il, là où il est, avec ses modestes moyens d’action, tenter de faire bouger les lignes, comme le propose le film Demain [4] ?

  • Propos recueillis par Éric Tariant
  • Article reproduit avec l’accord aimable de la revue Sources, où il est d’abord paru.

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende