« Notre dernière chance » : la France défile contre la réforme des retraites

Des milliers de personnes se sont mobilisées contre la réforme des retraites le 7 mars, dont environ 700 000 manifestants à Paris selon la CGT. - © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Des milliers de personnes se sont mobilisées contre la réforme des retraites le 7 mars, dont environ 700 000 manifestants à Paris selon la CGT. - © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Étudiants, profs, techniciens... De Paris à Alès, en passant par Rennes, des milliers de Françaises et Français se sont mobilisés mardi 7 mars contre la réforme des retraites.
Alès (Gard), Rennes (Ille-et-Vilaine) et Paris, reportage
Des manifestants partout en France. Mardi 7 mars, la France a été bloquée par des centaines de milliers de personnes, opposées à la réforme des retraites. Que ce soit à Alès, Rennes ou dans la capitale parisienne, la journée a fortement mobilisé.
• Alès : « Il y a tous types de métiers, de l’agent d’accueil au directeur d’agence »
La foule s’écoule dans un flot régulier, telle la rivière du Gardon d’Alès qu’elle longe. L’ambiance est mi-syndicale, mi-familiale. Des grappes de drapeaux ponctuent le cortège : le rouge de la CGT, l’orange de la CFDT, l’arc-en-ciel de la Nupes fière d’afficher une gauche encore unie à l’échelle locale. Cette avant-garde de militants équipés se dilue dans une myriade de manifestants sans signe distinctif, venus en famille — l’école étant fermée —, entre amis ou avec les collègues. La mobilisation touche au-delà des habitués.
« C’est une mobilisation assez nouvelle par rapport aux mouvements passés, confirme Boris, qui travaille à l’entretien du réseau téléphonique d’Orange. On a 20 % de grévistes. » On croise des banquiers. « Il y a tous types de métiers, de l’agent d’accueil au directeur d’agence », indique Patrice Luna, délégué syndical régional de l’Unsa Caisse d’Épargne. Avec 8 % de grévistes, « ce n’est pas extraordinaire », reconnaît-il, mais c’est toujours autant qu’au début du mouvement.

Chez Enedis et GRDF, « aucun de ceux qui étaient en agence ce matin n’est parti sur le terrain », se félicite Christine, technicienne d’intervention polyvalente. Soit presque 10 % de grévistes. « Même les hiérarchiques ont posé une heure. » Côté SNCF, seul 1 TER sur 5 circule. Les profs ne se sont pas encore comptés, mais tous nous assurent n’avoir jamais été aussi nombreux dans le cortège. Les syndicats annoncent 50 % de grévistes pour l’usine de roulements à billes NTN-SNR, 80 % chez le fabricant de matériel électrique Merlin Gerin.

À La Poste d’Alès, on compte 45 % de grévistes. « On est beaucoup de femmes mobilisées, car on va se faire avoir », dit Marjorie Larguier, factrice. « On a des carrières fractionnées, on demande des temps partiels à 80 %, cela retarde l’âge de la retraite. » Elle est prête à poursuivre la grève, mais n’est pas certaine d’être suivie, même si « beaucoup le demandent ». Comme elle, les élus syndicaux se montrent prudents quand on évoque la grève reconductible. Tous l’appellent de leurs vœux, mais pensent aussi aux conséquences financières pour les collègues. « On verra au jour le jour, c’est difficile pour tout le monde », résume Boris.

L’heure du déjeuner sonne quand la tête de cortège arrive à la gare d’Alès, où les cheminots ont dressé un bar et un stand de sandwichs merguez. Ça débite, ça se pose, ça discute. Un mégaphone annonce le chiffre de la préfecture : 5 500 manifestants. Ça rigole, car ici, on n’a jamais vu autant de monde. « On était 15 000 le 31 janvier, et là, on est encore plus », assure Martine Sagit, secrétaire générale de l’Union locale d’Alès. Un élan que les syndicats ne comptent pas laisser retomber.
Dès mardi soir, plusieurs assemblées générales sont prévues dans les entreprises pour voter la poursuite de la grève. Et rendez-vous est déjà donné le lendemain mercredi 8 mars, dès 10 heures, pour bloquer l’un des ronds-points de la rocade de la ville.
• Rennes : « Une inquiétude pour nous, les jeunes »
À Rennes, la jeunesse est largement présente pour cette nouvelle journée de mobilisation. Pour la troisième fois depuis le début du mouvement, l’université de Rennes 2 est bloquée, ainsi que Sciences Po Rennes. Les étudiants ne sont pas les seuls jeunes à participer : les lycéens rennais sont aussi de la partie.
« En pleine préparation du bac, je préfère passer ma journée à manifester plutôt qu’à réviser. J’ai le sentiment que c’est notre dernière chance de nous faire entendre », témoigne Maya, 17 ans, élève au lycée Victor et Hélène Basch, l’un des six lycées bloqués ce mardi matin à Rennes.

« On dénombre une centaine de lycéens bloqueurs grimés », avertit la préfecture d’Ille-et-Vilaine dans un communiqué. À Jean Macé, établissement du centre-ville, des barricades faites de poubelles encombrent l’entrée, et les grilles sont recouvertes de pancartes et banderoles soutenant la grève.

Dans une ambiance bon enfant, mêlant le son du biniou aux odeurs de galettes saucisses, les lycéens et étudiants rennais ont pris la tête du cortège, qui partait à 11 heures. Parmi eux, Loan et Joachim, élèves de terminale au lycée professionnel Charles Tillon (qui n’a pas été bloqué) : « Pour nous, c’est important de manifester contre ce projet de réforme de retraites, dit Loan, mais on n’est pas là que pour ça. C’est aussi pour protester contre de nombreux dysfonctionnements. »
Alice, étudiante en deuxième année à Sciences Po Rennes, complète son message : « C’est aussi une critique globale du gouvernement de Macron, de l’utilisation abusive du 49.3, et une inquiétude pour nous, les jeunes, qui sommes exposés aux conséquences à long terme de ces réformes. » Quentin, 20 ans, lui aussi étudiant à Sciences Po : « Moi, je suis aussi là pour mes parents : mon père est maréchal-ferrant, c’est un métier très physique, il aura du mal à aller jusqu’à 64 ans… »

Pour d’autres jeunes, comme Robin, 23 ans, étudiant en informatique à la faculté de Rennes 1, l’allongement du temps de travail est déjà un problème d’actualité : « On a à peine un pied dans le monde du travail qu’on se fait déjà exploiter avec nos stages non payés… Alors, oui, forcément, on se sent concernés. Et puis, après les retraites, ce sera quoi ? La fin du service public, donc de l’université ? »
• Paris : « Même les non-grévistes nous soutiennent »
Les syndicats avaient promis une marée humaine à Paris… Promesse tenue. Quelque 700 000 manifestants ont déferlé entre le boulevard Raspail et la place d’Italie, selon la CGT. « Bah voilà, tu l’as ta République en marche ! » lance une étudiante à gorge déployée. Aussitôt, une grand-mère coquette, filant sur son vélo, lui répond, sourcils froncés : « Chieurs ! Vous êtes des chieurs ! » Hormis pour cette cycliste, l’ambiance est à la fête.
Au cœur du cortège multicolore, le corps enseignant est au rendez-vous. D’après les syndicats, 120 écoles étaient totalement fermées à Paris. « Cette journée est particulière, dit Clément, professeur d’une classe de maternelle, dans le 19e arrondissement. On entre dans le dur. Si on parvient à une reconduction de la grève, le rapport de force s’inversera et les citoyens commenceront à croire en la victoire. Je ne lis pas dans le marc de café, mais j’ai bon espoir. »

Le professeur de 39 ans entend revenir au piquet de grève jeudi 9 mars. Une tournée des écoles et des assemblées générales locales sont déjà programmées pour organiser une reconduction durable. Au risque de se mettre les parents d’élèves à dos ? Pas le moins du monde, nous répond Clément : « Même les non-grévistes nous soutiennent, à l’unanimité. Il n’y a pas un grincheux. Je n’avais jamais vu un tel soutien, un tel consensus pour dire que cette réforme… c’est de la merde. »

Même son de cloche du côté d’Aurélie. Institutrice de CP et CE2, elle se réjouit de l’ampleur du mouvement. Dans son école, 14 enseignants sur 15 sont grévistes : « Cette réforme est une première attaque à nos droits et conquis sociaux. Si on le laisse détruire nos retraites, le gouvernement aura la porte ouverte pour saccager tout le social qui fait notre pays. Or, sans progrès social, il n’y a plus de progrès féministe, écologiste… Il ne faut rien lâcher ! »
Blocage des écoles… et des lieux culturels : à Paris, le musée Carnavalet, le musée d’Orsay, la tour Eiffel ou encore le château de Versailles affichaient portes closes. La troupe du Théâtre du Soleil a d’ailleurs sorti du placard sa marionnette de la justice, fabriquée sous Nicolas Sarkozy, pour offrir un spectacle en plein air aux manifestants : « Au-delà de nos professions culturelles, on tenait à se battre pour tout le monde, dit Vincent, l’un des acteurs. Nos voisins, nos épiciers, l’infirmière qui nous soigne, nos enfants et nos aînés… Pour tous, cette réforme est injuste. »