« Nuit Debout a dégagé l’horizon »

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Politique Nuit deboutDemain mercredi 8 juin, Nuit debout fêtera le « 100 mars », soixante-dizième jour place de la République et ailleurs. Une bonne occasion de réfléchir à ce mouvement qui a redonné de l’air à la vie publique et ré-ouvert l’alternative. Un politologue et un activiste en discutent.
Gaël Brustier est politologue, et vient de publier une première analyse du mouvement né place de la République le 31 mars, Nuit debout. Que penser ?.

Benjamin Sourice est essayiste (Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen), militant écologiste et participant à Nuit debout Paris.

Tous les deux, l’un plus observateur, l’autre plus activitiste, ont suivi le mouvement depuis le début. Ils croisent leurs réflexions.

Reporterre – Que représente Nuit debout, deux mois après son début ?
Benjamin Sourice - Nuit Debout est le signe de victoires : celle du début de la réappropriation de l’espace public et de la récupération de libertés comme le droit de manifester dans un contexte d’état d’urgence. Elle portait aussi l’idée de mettre de la pression sur le mouvement syndical, d’accélérer les luttes sociales : la grève d’une journée tous les 15 jours où l’on rentre tristement chez soi après, ce n’est plus possible. Il y a eu beaucoup d’échanges avec les syndicats, on a beaucoup travaillé pour horizontaliser les rapports entre syndicats et syndiqués, entre dirigeants et personnes dans les luttes. Et peut-être que cela a aussi conduit à muscler le mouvement syndical, avec plus de mobilisation dans les manifs et des actions plus musclées.
Gaël Brustier - Il y a des acquis assez importants, comme sur la prise de parole. Je crois qu’on est entré dans une phase d’horizontalité, au sens le plus pur du terme. Des réseaux de solidarité se sont créés, des références communes sont nées, des codes, des réflexions qui ne sont pas forcément tranchées mais qui semblent progresser. Dans la période actuelle de marasme, Nuit debout a marqué un sursaut : on dit Stop !, on arrête les défaites, qu’elles soient électorale, culturelle, politique, sociale, etc., et on engage une autre période.
Certes, les grands débats du début du mouvement ne sont pas tranchés : le débouché politique, le rapport aux institutions et au pouvoir, la question de « Comment on change le monde ? ».
Benjamin Sourice - Nuit debout a permis de faire tomber certains masques. La critique du fait que nous ne sommes pas en démocratie s’était exprimée dans Les Indignés, en Espagne, mais elle n’était pas vraiment présente en France. Nuit debout a fait émerger ce constat : « Il y a un véritable problème démocratique ». L’usage du 49-3 par le gouvernement pour imposer la loi Travail en a été l’illustration.

Gaël Brustier - Si le 49-3 est à ce point rejeté, c’est parce qu’il n’y a plus aujourd’hui de consentement à avancer dans le système. On arrive à un moment où les choses ne sont plus acceptées. Nuit debout révèle le fossé terrible entre la vraie stabilité institutionnelle garantie par la Constitution et la crise politique non moins grande.
Benjamin Sourice - Au delà des luttes sectorielles, toutes les luttes se retrouvent sur le même constat : « Le jeu ne marche plus, les règles institutionnelles sont complètement pipées ».
Nuit debout peut-il être plus que le révélateur du fossé entre l’opinion, la société, le mouvement social, et le champ institutionnel ?
Benjamin Sourice - On en arrive à un stade où on ne peut plus travailler à la marge, chacun de notre côté, pour tenter d’influencer un parti qui reprenne le programme. On sort de la marge pour retrouver une centralité sur la place. Et la place devient l’espace de convergence des luttes. Sur la place, il y a un travail de confrontation saine entre les tendances émergentes d’une nouvelle gauche radicale et le mouvement citoyenniste, entre les idées qui viennent du monde syndical, du monde associatif, écolo ou anarcho-zadiste, mais aussi les tendances portées par les constituants, les jurys citoyens et les civitechs numériques. Tout ceci crée des frictions, cela permet une hybridation des idées et le renforcement des concepts.
Gaël Brustier - Nuit debout est un mouvement social, un mouvement d’idées, quelque chose dont la richesse est l’horizontalité. Dès les premiers jours, il y a eu une espèce de passage entre deux mondes. Celui qui se réfère à l’ère industrielle avec encore l’imaginaire des 30 glorieuses, du plein emploi et du retour à la France où la CGT jouait un rôle majeur. Lordon, en disant que ce qu’on a en commun, c’est le salariat, faisait référence à cet imaginaire. Et puis l’autre monde de l’imaginaire post industriel, d’une société moins productiviste, parfois tentée par la décroissance.
En revanche, ce qu’il n’y avait pas est la question de la réponse politique. Mais à un moment donné, il doit y avoir un débouché politique.
Benjamin Sourice – Les élections qui arrivent risquent d’achever totalement l’ensemble des partis de Gauche tels qu’ils existent. Le débouché politique de Nuit debout sera une recomposition complète d’une nouvelle Gauche mais après 2017.
Le Mouvement 5 Etoiles en Italie, Syriza en Grèce, Podemos peut-être, en Espagne : les expériences de changement institutionnel n’ont guère abouti, et on a l’impression d’être dans un blocage. Comment en sortir ?
Gaël Brustier - Après la défaite de l’an prochain – parce que je ne vois guère comment elle serait évitable dans le contexte actuel –, il va y avoir une recomposition. C’est là où le travail de Nuit Debout et d’autres mouvements va être extrêmement important. C’est un lent travail de maturation et d’infusion dans la société, en termes de pratiques, de questionnements. Cela prépare plutôt efficacement la gauche « d’après ».

Benjamin Sourice - Je ne crois pas à l’auto-dissolution des partis de gauche actuels... Mais la remise en cause des institutions par la droite ou l’extrême-droite n’arrivera pas non plus, car elles conviennent parfaitement aux politiques néo-libérales qui ne sont plus acceptées par une majorité de la population. Il faut donc les imposer par l’autorité. Et l’agonie de la Ve République passera peut-être par l’exacerbation de tous ses défauts, parmi lesquels l’autoritarisme dangereux qui permet d’imposer au peuple telle ou telle mesure. L’austérité marche très bien à coup de 49-3.
Quelle est la place de l’écologie dans Nuit Debout et dans ce processus ?
Benjamin Sourice – Au début, la priorité était aux luttes sociales, sur le travail ou autre. L’écologie s’est ajoutée par la suite, par une tradition des nouvelles luttes – sur le climat ou avec les ZAD notamment – qui ont apporté un savoir-faire autre que le traditionnel piquet de grève ou le blocage, avec des actions directes non-violentes, par exemple.
Gaël Brustier – La place de l’écologie me semble assez centrale. Ce n’est pas étonnant car le public qui vient à Nuit debout – est un des plus sensibilisés à ces thèses. Il suffit de voir, d’ailleurs, le score des partis écologistes, de longue date, dans le nord-est parisien.
L’écologie politique est une clé de l’avenir du camp progressiste. On l’a bien vu avec l’élection d’un écologiste en Autriche : il y a une mutation des clivages, en lien avec la globalisation, qui met en avant les thématiques écologistes.
L’écologie n’est-elle pas un moyen de renouer avec les classes populaires et précaires, aujourd’hui, en France ?
Gaël Brustier - Si. J’adhère à ce que dit Razmig Keucheyan sur le racisme environnemental. Depuis 2008, une des réalités de la crise est que ce sont les pauvres qui payent les frais en premier. Par exemple, vous avez moins de chances de voir votre terrain dépollué si vous êtes une commune pauvre. Mais les préoccupations environnementales chez les ouvriers, et leur traduction électorale, sont pour l’heure extrêmement faibles. C’est paradoxal, puisque ce sont eux qui payent les pots cassés de la crise écologique.
Benjamin Sourice - L’idée que l’écologie est à la racine de toutes les réflexions n’est pas encore évidente pour tout le monde. J’entends encore souvent que l’écologie serait un truc de « bobo » et de riches. Mais là aussi le travail de Nuit debout est intéressant : dans la commission Ecologie, il y a près de 300 personnes avec des profils très différents, les gens qui y participent ne viennent pas tous de l’écologie, c’est une commission très ouverte… Et le travail collectif d’écriture qu’elle a pu mener offre une certaine radicalité sur la prise en compte des limites, sur l’exploitation des ressources, etc.
C’est un document qui met à jour ce qu’est une forme d’écologie radicale – radicale car exigeante. D’ailleurs, le manifeste apporte une bonne réponse à ce débat sur « Nuit debout est-il anticapitaliste ? » : il n’est pas présenté comme un texte anticapitaliste, mais quand vous avez fini de le lire, vous comprenez qu’il n’y a aucune place pour l’existence d’un tel système.
Quelle est désormais la stratégie de Nuit debout ?
Benjamin Sourice - Je ne pense pas que Nuit debout soit moins bruyante, je pense que la forme Assemblée Générale, comme mode d’action et mode d’occupation, a atteint ses limites : la parole a été libre pendant deux mois, les gens sont venus dire ce qu’ils avaient à dire, à un moment donné, on ne va pas répéter les mêmes choses indéfiniment… Mais Nuit debout prend aussi beaucoup d’autres formes que les seules AG. Nuit debout, c’est aussi des manifs sauvages, envahir un plateau de télévision, s’inviter dans des débats où on n’est pas attendu…

Aujourd’hui, il faut capitaliser toutes les réflexions qu’il y a eu, poursuivre la mise en réseau sur tout le territoire national des militants de Nuit debout. C’est ce que j’appelle la stratégie du grain de sable : faire irruption, là où c’est possible, dans l’ordre établi pour créer une rupture dans la stratégie du spectacle. Pour les élections qui arrivent, le système voudrait que tout se passe bien, que Nuit debout rentre se coucher et plie bagage, pour qu’on reprenne les choses telles qu’elles étaient avant, entre grandes personnes, avec des débats téléguidés, où tout est convenu… C’est aussi ça le débouché de Nuit Debout : faire en sorte qu’il n’y ait pas ce retour à la normalité.
Gaël Brustier - Parler de stratégie en soi, dès lors qu’il n’a y a pas de direction, pas de vote, pas de ligne… Son objectif, c’est l’extension : de ses réseaux de solidarité, de ses questionnements, de ses débats et de ce qui a fait sa richesse place de la République et ailleurs. Je ne sais pas si c’est une stratégie en soi, c’est un travail quotidien : comment faire progresser la réflexion, et pas seulement par simple goût de la discussion. J’ai été frappé par les ateliers d’éducation populaire qui fonctionnent de manière beaucoup plus constante que les autres, avec des débats extrêmement intéressants sur la manière de partager et faire participer des populations pour qui ce n’est pas évident.
Après, en effet, il faut se garder de prophétiser l’avenir de Nuit debout. Il y a un moment où cette question du pouvoir va se poser. J’ai compris que le livre qui se vendait le plus au stand de Libertalia, sur la place de la République, est celui de Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir : à mon sens, c’est une impasse qui serait terrible, car cela ne ferait finalement que confirmer l’ordre existant ad vitam aeternam.

Nuit debout est un moment des questions sont revenues au centre des choses et pendant lequel on a eu un moment de vacances, où on a beaucoup moins entendu parler des sujets identitaires. C’est déjà une bonne nouvelle. Que 60 % des personnes sondées aient eu une opinion positive du mouvement dans un pays qui a pourtant basculé dans une droitisation électorale est la preuve que les choses sont plus mouvantes qu’il n’y paraît.
Benjamin Sourice - Les Indignés s’en amusent souvent : la seule décision qu’ils ont jamais été capable de prendre, c’est la dissolution de leur mouvement. Par contre, ce qui s’est passé derrière cette dissolution, c’est la création d’une incroyable galaxie de mouvements, d’associations, de réoccupations du territoire, de création d’alternatives, avec la recherche d’autonomie… C’est pourquoi je ne pense pas que l’élection serait l’unique débouché. Le champ politique offre plusieurs débouchés : la poursuite de l’éducation populaire, la redynamisation du tissu associatif, le renouvellement de nouvelles formes de bénévolat, la création de collectifs, etc. C’est ce qui s’est passé en Espagne.
Nuit Debout n’est-il pas là en train de créer une antidote au Front National, même s’il est incapable de la mettre en œuvre sur le plan électoral ?
Benjamin Sourice - A Nuit debout, il n’y a pas un cerveau ou une stratégie, c’est un mouvement qui s’est organisé avec certains objectifs parmi lesquels de faire tomber la loi Travail… Nuit Debout n’a jamais dit qu’il serait un mouvement qui apporterait les réponses à tout, et c’est pourtant la question qu’on lui pose depuis deux mois ! Mais le premier objectif était quand même de remettre les personnes ensemble, de recréer du dialogue et des mises à jour sur les idées. C’est ça, l’antidote au Front National : la rupture de l’isolement. Que les gens reparlent, qu’on ait une réappropriation de l’espace public, de la place publique comme lieu de rencontre. Je connais des gens en Ariège qui m’ont dit : « On est 300 dans le village, on s’est retrouvé à 30, il s’était jamais rien passé d’aussi excitant depuis la Libération ! ». Les bistrots sont morts à la campagne, il n’y a plus de marchés, et Nuit debout a récréé un espace public. C’est quand on a peur de son voisin et qu’on ne lui parle pas qu’on favorise le vote FN. Quand on se met tous ensemble à discuter, les tabous et les craintes tombent. Et on se rend alors compte du ridicule du FN.
Gaël Brustier - Le Front National progresse aussi sur le vide militant et associatif, sur le fait que tous les pavillons ont un mur en bas de chez eux, et qu’il y a donc un phénomène de désertification de la vie collective… Nuit debout fait ce travail d’horizontalité et d’incitation à la participation, c’est une des clés pour reprendre pied dans une France qui, aujourd’hui, est soit dans l’abstention, soit dans la contestation droitière de Le Pen. Mais tout cela prend du temps. Ce n’est pas un claquement de doigts, c’est une guerre de position. La bataille culturelle, c’est lent.
- Propos recueillis par Barnabé Binctin et Hervé Kempf
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