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Oui, la Zad sauvera le monde

Face à la critique qui veut que la Zad soit une expérience trop réduite pour provoquer une révolution, Alessandro Pignocchi répond qu’elle en sera, au moins, une composante essentielle. Les formes d’autonomies désirables qui y prennent vie, sa résonance avec les affects de notre époque, ouvrent une brèche déterminante contre l’hégémonie moderne des États-nations.

Alessandro Pignocchi est chercheur en sciences cognitives et philosophie de l’art, illustrateur et auteur de bandes dessinées. Il a publié Anent - Nouvelles des Indiens jivaros, préfacé par Philippe Descola, et Petit Traité d’écologie sauvage. Il anime un blog.




« Et la Zad sauvera le monde »… C’est le titre ironique d’un article de Frédéric Lordon, dans lequel il formule une opinion partagée par une large portion des forces de gauche : pour sympathiques et admirables qu’elles soient, les expériences de type Zad n’en restent pas moins anecdotiques. Un réel changement de société passera par le renversement des institutions existantes, suivi d’un processus de réinstitutionnalisation sous une forme entièrement nouvelle, ce qui nécessite de grands moyens. Seules des mobilisations de masse sont à la hauteur de l’enjeu, mobilisations que les Zad sont dans l’incapacité de produire tout simplement parce qu’elles n’opèrent pas à la bonne échelle de grandeur [1]. Si cette critique est généralement formulée par des auteurs qui n’ont jamais mis les pieds sur une Zad et qui s’en font une idée assez abstraite et souvent erronée, elle n’en est pas moins sérieuse.

Pour commencer à répondre, il est important de se rappeler que la situation actuelle du monde, avec des États-nations qui recouvrent à peu près l’intégralité du globe, est une exception historique. Pendant des millénaires, l’histoire des sociétés humaines a plutôt été celle d’une dialectique complexe et fluide entre des structures de types étatiques et des territoires autonomes [2]. Les États explosaient en territoires autonomes, des territoires autonomes tendaient vers des formes d’État et les populations se déplaçaient fréquemment des uns vers les autres, de façon volontaire ou sous la contrainte. Ces différentes entités se définissaient mutuellement par des jeux complexes d’imitation et de rejet, tant dans leur organisation sociale et leur cosmologie que dans leur forme d’habitat et leurs pratiques de subsistance, notamment agricoles. Nombre de populations — y compris des populations de chasseurs-cueilleurs — en lesquelles l’anthropologie évolutionniste a d’abord voulu voir des « peuples premiers » au sens littéral du terme, se sont en fait avérées avoir fui, quelques générations plus tôt, la vie qu’elles menaient au sein d’une structure étatique [3]. Elles ont alors choisi un mode d’organisation qui leur permettaient à la fois d’échapper à l’État et d’éviter qu’une structure de type étatique se reconstitue en leur sein.

Des États pour sédentariser, concentrer et uniformiser

Inversement, les États étaient obsédés par le maintien, le contrôle et l’accroissement de leur population. Par exemple, si pendant deux millénaires, en Asie du Sud-Est, les États ont imposé la riziculture irriguée partout où ils se sont implantés, ce n’est pas en raison de ses vertus intrinsèques — l’agriculture sur brûlis lui était supérieure par bien des aspects — mais parce qu’elle permettait de sédentariser, de concentrer et d’uniformiser la population, tout en étant suffisamment simple et prévisible pour être compatible avec la levée de l’impôt. Aujourd’hui, si les États ont à peu près partout emporté la partie, c’est principalement en raison de la sophistication de leurs moyens de contrôle et de coercition, qui leur permettent d’anéantir toute velléité d’autonomie. Les Zad, finalement, cherchent de nouvelles solutions pour réanimer une force qui a longtemps été l’un des principaux facteurs de transformation des sociétés humaines.

L’anthropologie et l’histoire montrent que dans des configurations relativement stables et pacifiées, où une structure centrale de type étatique contenait dans ses marges des territoires plus ou moins autonomes, la vie dans la structure étatique en était profondément affectée, ne serait-ce que parce qu’y rester devenait une affaire de choix [4]. Si un État se montrait un peu trop pénible ou si, pour une raison ou une autre, la vie dans un territoire autonome frontalier semblait plus désirable, les sujets de l’État avaient l’option de le quitter.

Chez nous, l’absence de « plan B » de ce type s’est fait ressentir de façon particulièrement criante à la fin du premier confinement. Nombre de personnes se sont vues contraintes de reprendre un travail qu’elles détestaient déjà auparavant dans des conditions encore plus iniques, au nom de la solidarité pour l’entreprise ou pour la Nation. Et pour la plupart, elles y sont retournées la mort dans l’âme, poussées par la peur de ne plus pouvoir se nourrir et se loger. Si une autre possibilité crédible s’était offerte à elles, nul doute que beaucoup l’auraient choisie. La Zad de Notre-Dame-des-Landes a d’ailleurs vu se former de nouveaux collectifs durant cette période. La possibilité de fuir et, surtout, d’expérimenter dans sa chair d’autres formes d’organisation sociale, pourraient ainsi donner à la population des armes de négociation et les bases pour reconstituer une puissance collective.

Alors, bien sûr, pour jouer ce rôle, les Zad et les territoires autonomes dans leur ensemble devraient être beaucoup plus nombreux, étendus et puissants qu’ils ne le sont aujourd’hui. Mais les projets politiques esquissés par une gauche plus traditionnelle — que ce soit une révolution ou l’arrivée au pouvoir par les urnes d’un gouvernement authentiquement progressiste, soutenu par des mouvements de masses d’une ampleur suffisante pour lui permettre d’affronter le monde de la finance — repose sur les mêmes hypothèses de massification, sans en donner la recette. Alors autant imaginer toutes les solutions, notamment dans ce qu’elles ont de complémentaire.

Expérimenter autre chose qu’un rapport purement utilitariste aux milieux vivants

Le mouvement des Zad et des territoires autonomes, loin d’être une stratégie de pure fuite antagoniste à la massification, en est au contraire une composante essentielle. Le rôle qu’il est appelé à y jouer semble aujourd’hui d’autant plus déterminant qu’il est au diapason des affects de l’époque : on souffre de l’uniformisation du monde, de la façon dont la sphère économique écrase toutes choses sur l’axe unique de la valeur marchande, et on aspire désespérément à expérimenter d’autres formes d’organisation sociale. La même suprématie de la sphère économique désenchante le monde en nous condamnant à un rapport purement utilitariste avec les plantes, les animaux et les milieux de vie, et on cherche à ouvrir des brèches pour déployer des modes de relations plus denses et plus intenses avec les non-humains [5]. On a, plus généralement, peur de la crise écologique et on souffre d’être maintenu malgré nous dans un mode de vie qui l’aggrave. Le chantage permanent à la survie matérielle opéré par le capitalisme empêche la plupart d’entre nous d’activer sérieusement ces affects. Les Zad et les territoires autonomes permettent d’échapper en partie à ce chantage en laissant infuser ces affects dans l’expérience vécue.

Les alliances improbables entre la Zad de Notre-Dame-des-Landes et certaines antennes de la CGT aéroportuaire, le coup de foudre réciproque entre des habitants de la Zad et certains collectifs de Gilets jaunes, ou encore la rencontre récente, toujours sur la Zad, entre des collectifs allant d’Extinction Rebellion à la Confédération paysanne autour du mouvement des Soulèvements de la terre : c’est peut-être à travers ces croisements d’un type nouveau que les forces progressistes trouveront le second souffle qui aujourd’hui leur fait défaut.

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