New York, Jakarta, Shangaï... Les grandes villes s’enfoncent

La ville de New York, aux États-Unis, s'affaisse de 1 à 2 millimètres chaque année. - Pix4free/CC0
La ville de New York, aux États-Unis, s'affaisse de 1 à 2 millimètres chaque année. - Pix4free/CC0
Durée de lecture : 9 minutes
Habitat et urbanisme Eau et rivières SciencesL’influence du poids des villes dans leur affaissement intéresse de plus en plus les scientifiques. De quoi relancer la réflexion vertigineuse sur l’avenir des villes côtières, et sur les limites de leurs facultés d’adaptation face à la montée des eaux.
Quelque 764 millions de tonnes. C’est le poids de la ville de New York, estimé dans une étude parue en mai dans la revue Earth’s Future. Les chercheurs étasuniens à l’origine du calcul ont utilisé une base de données publique développée par Microsoft pour identifier par images satellitaires la position, la hauteur et ainsi évaluer le poids de chacun des 1 084 954 bâtiments de la ville, répartis sur 778 km2.
Voilà pour les mensurations. Mais les scientifiques ne se sont pas contentés de satisfaire une curiosité personnelle. Leur ambition était d’intégrer un nouveau facteur — le poids du bâti — au préoccupant phénomène d’enfoncement des villes. Ce qu’on nomme la « subsidence » : l’affaissement du sol, provoqué soit par des mouvements géologiques d’origine naturelle, soit par les activités humaines. Certaines villes s’enfoncent de manière extrêmement rapide, le cas le plus emblématique étant celui de Jakarta. La capitale indonésienne peut, selon les quartiers, perdre plus de dix centimètres d’altitude par an. À tel point que les autorités veulent déménager la capitale administrative vers une ville neuve dans les prochaines années. À New York, l’affaissement est plus lent, mais tout aussi inéluctable : la cité coule de un à deux millimètres chaque année.
Cette subsidence, lorsqu’elle concerne les villes côtières, les rend d’autant plus vulnérables aux risques de submersion marine. Car dans le même temps, la mer monte, et même de plus en plus rapidement : entre vingt à soixante centimètres d’ici 2050, indiquent les auteurs dans Earth’s Future. Ils précisent : « La majeure partie de Lower Manhattan se trouve entre un et deux mètres au-dessus du niveau de la mer. […] New York City est classée troisième ville du monde la plus exposée aux futurs risques d’inondations côtières. »
Une influence du bâti encore floue
Continuer de construire le long des côtes, sur un modèle de villes denses et hautes, donc particulièrement lourdes, ne fait qu’accroître les risques liés à la montée des eaux qui pèsent sur les habitants, soulignent ainsi les chercheurs. Pour tenter de quantifier plus précisément le rôle du poids des bâtiments dans la subsidence de New York, ils ont modélisé l’influence des constructions sur les nombreuses et complexes variétés de surfaces géologiques de la ville. Selon qu’un quartier repose sur des dépôts limoneux, sableux, des moraines glaciaires ou sur un solide affleurement rocheux, le degré d’affaissement sera radicalement différent.
Les auteurs ajoutent que la subsidence causée par la charge des bâtiments se concentre en grande partie lors d’une première période de quelques années suivant la construction. Mais une seconde phase d’affaissement peut également se produire au long cours, plus variable et incertaine. Cette seconde phase, qui pourrait s’étaler sur cent ans, concentre les inquiétudes des chercheurs, notamment sur les sols argileux.

Globalement, « une plage raisonnable dans nos modélisations de la charge des constructions est de vingt à quatre-vingt millimètres de subsidence, résume pour Reporterre l’auteur principal de l’étude, Tom Parsons, de l’Institut d’études géologiques des États-Unis. Cela signifie 20 à 160 ans d’avance » sur la subsidence prévue jusque là sans prendre en compte le poids des villes.
Le risque est donc sérieux, même s’il doit être pris au conditionnel, observent les auteurs : la difficulté est que la diversité des temporalités considérées (les dates de construction des bâtiments, les vitesses de subsidence selon les divers terrains géologiques) ne permet pas d’établir de corrélation entre ce que prédisent leurs modèles et le niveau de subsidence effectivement observé ces dernières années via les mesures satellites.
« Cette question du poids des villes émerge depuis quelques années, mais je ne suis pas convaincu pour l’instant, commente de son côté Guy Wöppelmann, professeur des universités et qui travaille notamment sur ces questions de subsidence à l’université de La Rochelle. Tout cela est plausible, mais reste à démontrer. »
Préserver l’eau pour éviter la submersion
Si le consensus scientifique se fait attendre, l’influence de nos activités sur l’enfoncement de nos villes, elle, est déjà bien documentée, au-delà du cas de New York. Dans une autre étude publiée en 2022 dans Geophysical Research Letters, des chercheurs de la Graduate School of Oceanography de l’université de Rhode Island (États-Unis) ont mesuré le taux de subsidence de 99 villes côtières à travers le monde, entre 2015 et 2020.
« Dans la plupart des villes, une partie des terres s’enfonce plus vite que la mer ne monte, concluent-ils. Si la subsidence continue aux taux actuels, ces villes seront menacées de submersion bien plus tôt que ce que projettent les modèles de montée des eaux. » Les taux de subsidence les plus rapides concernent des villes asiatiques, mais des subsidences rapides touchent également l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Afrique et l’Australie, préviennent-ils.

Ironie du sort : le principal facteur anthropique (causé par l’humain) qui accélère la subsidence et les risques de submersion concerne justement notre exploitation des ressources en eau. Et ce de deux manières. D’une part, la construction de barrages le long des fleuves retient les sédiments, ce qui génère un déficit sédimentaire dans les deltas, provoque leur érosion et leur enfoncement plus rapide dans la mer. D’autre part, la captation excessive de l’eau dans les nappes phréatiques laisse des vides béants dans la roche qui finit par se tasser.
« La Nouvelle-Orléans s’est affaissée, provoquant une hausse relative du niveau de la mer »
« On a constaté ce genre de tassement dans beaucoup de villes en Chine de manière spectaculaire, de plusieurs mètres ! En Louisiane, un phénomène similaire s’est produit après la captation du pétrole du sous-sol : La Nouvelle-Orléans s’est affaissée, provoquant une hausse relative du niveau de la mer », détaille Sebastian Weissenberger, professeur associé en sciences de l’environnement à l’université du Québec.
Préserver la ressource en eau constitue donc un levier majeur, et partiellement mobilisé par endroits, pour éviter d’accélérer la subsidence. À terme, la mise en place de politiques d’adaptation est indispensable puisque les phénomènes de subsidence ne font qu’accélérer une montée des eaux déjà inéluctable. « Certains construisent d’énormes digues, comme à La Nouvelle-Orléans. Tokyo a creusé un gigantesque canal souterrain de diversion pour dévier les eaux lors des ouragans. La Chine développe des “villes éponges”, c’est-à-dire de grands espaces naturels non imperméabilisés au sein des villes pour absorber l’eau », liste Sebastian Weissenberger.
Savoir renoncer pour ne pas couler
Ces artifices seront-ils suffisants ? De nombreux chercheurs en doutent. « La subsidence renvoie pour moi à la notion de “limites dures”, à l’adaptation dont parle le Giec [1]. On a longtemps cru que s’adapter n’était qu’une question de moyens et d’avancées scientifiques. Mais la science a maintenant acté qu’il existait des limites dures, sans solution : face à la montée du niveau de la mer, un système de drainage ne peut pas tout », estime par exemple Alexandre Magnan, responsable de recherche Adaptation au changement climatique à l’Iddri [2].
« Dans le meilleur des cas, l’eau va monter pendant encore 800 ans, si ce n’est plusieurs millénaires, précise Sebastian Weissenberger. À long terme, la majorité des chercheurs est plus favorable au retrait des côtes qu’à des mesures de protection. La protection à outrance, c’est une spirale sans fin face à la hausse du risque. Ça crée un faux sentiment de sécurité qui peut générer de la maladaptation. Sans compter les conséquences sur les écosystèmes des protections en dur, comme les digues de plus en plus gigantesques. »

Relocaliser des populations entières vers l’intérieur des terres soulève de vertigineux enjeux logistiques et socioéconomiques, qu’il est d’autant plus urgent d’anticiper. « Les villes pourraient faire des plans d’adaptation à l’échéance 2200, avec toutes les incertitudes que cela comprend », propose Alexandre Magnan. Un besoin de vision sur le temps long qui peine à s’imposer, comme le constate de son côté Théophile Bongarts, chef de projet de l’initiative Sea’ties, qui rassemble quelques dizaines de villes côtières du monde entier au sein de la Plateforme Océan & Climat. « Il faudrait commencer par stopper la tendance démographique à l’accroissement des villes côtières. Le plus inquiétant est la tendance au développement des villes secondaires sur les côtes vulnérables et qui n’auront pas les moyens d’une mégapole comme New York pour protéger leurs populations », déplore-t-il.
Pour lever les blocages face à des perspectives aussi radicales, Théophile Bongarts insiste sur l’importance de générer de l’acceptabilité sociale et de permettre à l’ensemble des acteurs de s’approprier l’indispensable débat sur ce à quoi l’on est prêt à renoncer. Dans les villes côtières les plus vulnérables, il faudra choisir quels quartiers seront relocalisés, quelles zones et activités seront trop menacées pour être sauvées, et comment apprendre ailleurs à vivre avec des inondations de plus en plus fréquentes, en adaptant les rythmes de vie ou en délaissant les rez-de-chaussée par exemple. « Il faut aussi générer du désir : les quartiers vulnérables sont souvent les plus pauvres. Les relocaliser peut être l’occasion de résorber les inégalités et de construire des villes plus vertueuses », souligne-t-il.
De l’avis général, les solutions devront forcément être locales, adaptées au niveau de vulnérabilité que la montée des eaux et la subsidence font peser de manière spécifique sur chacune des villes côtières menacées. « Il ne faut pas non plus oublier de lutter pour atténuer au maximum le changement climatique, tout en se préparant aux scénarios du pire, dit Alexandre Magnan. Et il faut prendre à bras le corps la question éminemment politique de savoir à quoi nous sommes prêts à renoncer. Tant qu’on ne se pose pas la question, on ne pourra pas y répondre. »