Perturber l’aviation, une « escalade dans la radicalité » théorisée par les activistes anglais

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Climat Transports Huit jours pour le climat Extinction RebellionHeathrow Pause, collectif anglais proche d’Extinction Rebellion, veut perturber le trafic aérien en faisant voler des drones. Le fondateur souhaite « une escalade dans la radicalité des actions désobéissantes » pour lutter contre le chaos climatique. L’auteur de cette tribune a suivi l’une de leurs actions.
Grèves pour le climat, marches partout dans le monde, Assemblée générale des Nations unies sur le réchauffement, rapport du Giec sur les océans… À partir du 20 septembre, des événements majeurs marquent la mobilisation pour lutter contre le changement climatique. Un moment essentiel, que Reporterre a décidé d’accompagner par une série d’articles de fond, sous le sigle « Huit jours pour le climat ».
Victor Chaix participe au mouvement Extinction Rebellion (XR) en Angleterre.
Stanwell Village, samedi 14 septembre. Ce petit bourg au sud de l’aéroport de Heathrow, d’habitude calme et peu fréquenté, se retrouve vers midi envahi de camions de police et d’officiers en civil. « Savez-vous ce qui se passe ? » me demande une habitante, surprise par cette affluence policière. « C’est par rapport aux drones que font voler quelques activistes », lui dis-je. Elle se détend, manifestement au courant : « Ah oui, les drones ! »
Heathrow Pause est un groupe annexe mais indépendant du mouvement d’Extinction Rebellion (XR), qui le juge trop controversé. Il s’engage à piloter illégalement des drones à hauteur humaine dans la « zone d’exclusion », en totale infraction avec le protocole de sécurité de l’aéroport qui prévoit de fermer ses pistes si des drones sont détectés à l’intérieur des cinq kilomètres du périmètre de sécurité. Ce groupe, dont fait notamment partie l’un des cofondateurs et maître à penser d’Extinction Rebellion, Roger Hallam, subit depuis jeudi 12 septembre dernier une répression policière et judiciaire qui a conduit à l’arrestation préventive de cinq de ses membres la veille de l’action. Aucun vol réussi de drone n’a pourtant conduit à la fermeture de Heathrow ou à l’annulation de ses vols.
Deux membres ont été arrêtés préventivement et gardés au poste pendant 30 heures
Ce jeudi 12 septembre, aux alentours de 15 heures, alors que Roger et un autre membre de Heathrow Pause, Mark Lynch White, concluaient une interview avec le magazine allemand Der Spiegel, dans le nord-est londonien, quatre voitures de policiers en civils les ont arrêté préventivement. Ils les ont menottés et placés dans deux voitures différentes. Ils ont été maintenus au poste pendant plus de 30 heures pour « conspiration de provoquer une nuisance publique ». Trois autres ont été arrêtés préventivement le même jour, dont le chargé de liaison presse du groupe, alors qu’il parlait au téléphone au journal The Guardian. Cette répression avant l’acte n’empêcha en revanche ni l’action, qui commença dès le lendemain, ni Roger, déterminé à piloter son drone le samedi, malgré sa libération sous caution l’interdisant de s’approcher à moins de cinq kilomètres d’une zone d’aéroport ou de détenir un drone.
Dès le samedi matin, le compte Twitter de Heathrow Pause annonçait que Roger était sorti de garde à vue tard dans la nuit et qu’il serait à midi près de l’aéroport pour piloter son drone. Informée grâce au même compte, la police britannique est arrivée en masse devant le hall, prête à empêcher l’activiste d’aboutir à son acte. Anthony Whitehouse, un autre pilote de drone de 67 ans à la retraite, s’y trouvait, sans se faire remarquer : « J’ai piloté mon jouet pendant deux heures vers le terminal 4, sans que la police ne soit assez rapide pour m’attraper. Je vais me livrer à elle bientôt. »
Il nous conduit avec d’autres journalistes vers l’emplacement de Roger, mais celui-ci s’est fait de nouveau embarquer dans un camion de police avant d’avoir pu faire voler son drone. Anthony a décidé alors de se rendre à la police devant nos caméras. Au total, 20 personnes en lien avec cette action ont été arrêtées. Quant à Roger, il a été placé en détention provisoire jusqu’à son audition, le 14 octobre.
Anthony, 67 ans et à la retraite, se livre à la police britannique après avoir piloté un drone proche de l’aéroport de #Heathrow, le plus emprunté en Europe. Cette action de désobéissance civile a conduit à 20 arrestations depuis Jeudi dont celle de @RogerHallamXR -@HeathrowPause pic.twitter.com/QZrFRxV5Hn
— Victor Chaix (@Victor_Chaix) September 14, 2019
En voulant perturber le trafic aérien, Heathrow Pause constitue pour beaucoup une action trop radicale, y compris pour Extinction Rebellion, et reste très controversée dans le milieu activiste.
Seule une désobéissance civile de masse peut nous sauver du chaos climatique
Ainsi, selon Rupert Reed, professeur à l’Université d’East Anglia et membre de XR, les citoyens « ne seraient probablement pas prêts » pour une telle action et bloquer Heathrow « s’avèrerait probablement trop clivant ». Cette stratégie de l’escalade découle pourtant de la vision fondatrice de Roger, qui avant de cocréer XR a suivi cinq années de recherches (et de pratique) au King’s College de Londres sur comment mener avec succès des mouvements sociaux à des changements structurels, ou « comment causer des troubles efficacement », selon ses propres mots. Ses conclusions, au cœur de la stratégie de XR, argumentent que seule une désobéissance civile de masse peut nous sauver du chaos climatique et que cela inclus, face à l’ampleur du défi et à tous les intérêts qui entravent de vrai progrès sur ce sujet, une escalade dans la radicalité des actions désobéissantes.
Partant du postulat que les formes d’activisme conventionnelles des dernières années ont « misérablement failli », le cœur de la stratégie de XR consiste donc en la disruption économique et juridique. « Cela crée un dilemme pour l’adversaire : réprimer ou laisser passer ? », expliquait en mars Roger lors d’une de ses conférences. Ainsi, « en renforçant le dilemme », la possibilité de négociation avec le pouvoir s’agrandit. Selon lui, cela est particulièrement le cas pour la crise climatique et environnementale vu « l’universalité du problème » et sa valeur transpartisane. La disruption et son illégalité « créent du drame », mobilisent les citoyens par l’émotion que suscite une « volonté de se sacrifier » bien plus touchante que des analyses scientifiques. Selon Gail Bradbrook, une autre cofondatrice de XR, l’escalade permet aussi « de garder l’énergie du mouvement et son attention médiatique vivante et grandissante », telle que l’action controversée du blocage du métro londonien, en avril, qui a propulsé l’afflux de dons sur le site pendant quelques jours.

L’action de Heathrow Pause découle de ces réflexions, réaffirmées il y a quelques semaines par Roger lorsqu’il admettait accepter désormais « l’idée que l’aile radicale est peut-être l’élément le plus important » d’un mouvement social. Il pariait donc sur cette action pour « ouvrir quelque chose », créer une « transition cognitive » par rapport à l’aviation et rendre « l’implicite explicite aux yeux du monde ». « Nous devons créer un débat sur ce que c’est d’être britannique […] à travers la disruption d’une icône », argumentait-il. Ce que le groupe Heathrow Pause a réitéré plus tard, en affirmant qu’il « utilise des drones pour imposer pacifiquement un débat ». Malgré le fait qu’aucun vol aérien n’a été annulé, l’action se poursuit dans cette ligne de pensée radicale, selon laquelle les activistes sont prêts à aller en prison s’il le faut, pour soutenir la cause et par devoir moral d’agir. Selon le groupe, même si Roger est maintenant emprisonné, « des personnes courageuses prennent le relais pour continuer l’action […] afin de sonner l’alarme ».
La radicalité de Heathrow Pause force le débat sur la fort polluante industrie aérienne
L’exemple de Heathrow Pause souligne tout de même certaines limites et risques des actions radicales. Une première limite est la répression policière et judiciaire qui empêche l’action de se dérouler, du fait de l’arrestation préventive et d’une présence policière excessive. L’enseignement à tirer de ces évènements inattendus est sans doute d’agir et de communiquer avec plus de discrétion, voire de confidentialité, dès lors qu’une action se présente comme plus radicale aux yeux des autorités. Un deuxième risque est celui d’aliéner les membres du mouvement par une action radicale trop soudaine. Il s’agit donc de ne pas mener l’escalade trop rapidement pour conserver la solidarité et une certaine homogénéité au sein du groupe, ou bien, comme dans ce cas, de rendre l’action indépendante.
Néanmoins, alors que l’aviation contribue actuellement à plus de 3 % des émissions globales de CO2, la radicalité du groupe Heathrow Pause force le débat sur cette industrie en pleine expansion. Comme l’avertit Roger depuis sa cellule : « Ne nous leurrons pas sur ce à quoi nous sommes confrontés et sur ce qui nous est demandé. »