Pour gagner l’Espace, nous perdons la Terre

Au Texas, David Morales (au premier plan) a peint sur son bâtiment cette fresque en l'honneur du milliardaire Jeff Bezos qui s'apprête à faire un tour dans l'espace. - © Joe Raedle / Getty Images North America / Getty Images via AFP
Au Texas, David Morales (au premier plan) a peint sur son bâtiment cette fresque en l'honneur du milliardaire Jeff Bezos qui s'apprête à faire un tour dans l'espace. - © Joe Raedle / Getty Images North America / Getty Images via AFP
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Pollutions ÉconomieAu tour de Jeff Bezos, l’ex-patron d’Amazon, de s’offrir un saut dans l’espace. L’inauguration du tourisme extraterrestre marque un nouveau moment de publicité pour l’industrie spatiale. Pourtant, comme l’explique notre chroniqueuse, cette activité cause des dégâts potentiellement stratosphériques à la Terre.
Pendant que les milliardaires de la tech foncent vers le ciel dans leurs fusées suborbitales, rivalisant pour savoir qui de Jeff Bezos (patron d’Amazon) ou de Richard Branson (patron de Virgin) offrira la meilleure page de publicité pour le tourisme spatial, montons dans un vulgaire bus. Cet autobus circule à Kourou, en Guyane, non loin du pas de tir d’Ariane 5. Il est affrété par le Centre spatial pour promener les touristes sur la base européenne, construite dans les années 1960 au milieu des savanes et de la forêt amazonienne. Il y a quelques années, on y passait pendant le trajet un film documentaire énumérant toutes les mesures prises pour préserver l’extraordinaire biodiversité du site. Son titre : « Gagner l’Espace sans perdre la Terre ».
L’industrie spatiale a toujours bénéficié d’une sorte d’aura d’exceptionnalité — on peut bien lancer une fusée de temps en temps pour faire avancer la science — ou de patriotisme — il faut que la France tienne son rang face aux États-Unis ou la Chine. De ce fait, et à cause de sa vocation céleste, on s’est peu penché sur ses conséquences écologiques. Pourtant, si les services de communication du Centre spatial de Guyane ont jugé pertinent de réaliser ce film, c’est bien parce qu’il n’y a rien d’évident à ce qu’on puisse gagner l’espace sans perdre la Terre. Et les Guyanais le savent bien, eux qui ont sous les yeux cette infrastructure hors normes et voient défiler des convois de matières dangereuses sur la Nationale 1.
« Où sont les papes de Louisiane et les passerins indigo ? »
Propulser une masse de 750 tonnes à 8 000 km/h (comme la fusée Ariane 5) nécessite un concentré d’industries extractives et chimiques : 240 tonnes de polybutadiène, perchlorate d’ammonium et aluminium, 173 tonnes d’hydrogène et oxygène liquides obtenus à grand renfort d’énergie, plus de l’hydrazine et du tétraoxyde d’azote bien toxiques. À chaque lancement (un par mois à Kourou, une centaine par an dans le monde), un gigantesque nuage de combustion dissémine du gaz chlorhydrique et des particules d’alumine à des kilomètres alentour. Les particules acides du nuage sont diluées par un rideau d’eau de 9 m³ par seconde surnommé « le Déluge », recueillies dans des fosses en béton de 18 m de long puis traitées à la soude avant d’être rejetées dans l’environnement. Impossible de savoir quelles en sont exactement les conséquences : les études environnementales sont la propriété du Centre national d’études spatiales (CNES), qui seul communique à ce sujet.
Sur ce même site, la construction du pas de tir d’Ariane 6 qui s’achève ces prochains mois, destinée à concurrencer SpaceX, s’étend sur 170 ha. Ce chantier à 650 millions d’euros a consisté à déployer 55 000 m³ de béton armé, un portique mobile de 8 200 tonnes, un bâtiment métallique doté d’une charpente de 6 500 tonnes (contre 8 000 pour la tour Eiffel) ; il a nécessité quatorze tirs de mines pour extraire le granite, la construction de deux carrières de sable sur le site… tout ceci sur une zone de vie tropicale luxuriante précédemment habitée par 126 espèces d’oiseaux différentes et de grands mammifères pourtant protégés tels que le jaguar, le puma ou le tamanoir [1].

À 5 000 km de là, dans le golfe du Mexique, l’entreprise aérospatiale d’Elon Musk, deuxième fortune mondiale, prépare la conquête de Mars. À l’extrême sud du Texas, une région pauvre frontalière du Mexique, les résidents de la petite commune de Boca Chica voient se multiplier autour d’eux de gigantesques hangars, antennes, parkings. Des courriers de SpaceX les invitent à céder leur maison, qui « sera de toute façon située sur une zone dangereuse où les citoyens n’auront plus le droit d’habiter ». En mars 2021, les autorités du comté leur ont fait savoir que SpaceX avait lancé des démarches pour que la commune disparaisse au profit d’une future ville nommée Starbase qui serait construite de toutes pièces et deviendrait un « port spatial du XXIᵉ siècle ».
Plusieurs fois par an à Boca Chica, le lancement de vaisseaux spatiaux expérimentaux échoue et ces fusées de plusieurs milliers de tonnes explosent en vol, disséminant des débris dans toute la baie qui se trouve être une réserve naturelle — des marais où vivent ocelots, jaguarondi, faucons et tortues de Kemp. « Je ne vois plus d’oiseaux, je ne vois plus de coyotes, confie au journal local Celia Garcia, une habitante de Boca Chica. Où sont les papes de Louisiane et les passerins indigo ? » Elon Musk ambitionne de « faire de l’humanité une espèce multiplanétaire », mais il ne semble pas se soucier que notre planète abrite de multiples espèces. À l’été 2020, plusieurs organisations environnementales ont écrit à l’Administration de l’aviation fédérale pour exiger une étude d’impact. Le 14 juillet dernier, cette dernière leur a donné raison et a avisé SpaceX que la tour d’assemblage de 146 mètres de haut que l’entreprise est en train de construire à Boca Chica est totalement illégale. Pendant ce temps, dans la ville voisine de Brownsville, des riverains ont créé un comité « Fuera SpaceX » (SpaceX, dehors).
« Imaginer l’être humain séjournant ailleurs que sur Terre pendant de longues années reste un fantasme et deviendrait vite un pur cauchemar »
De Kourou à Boca Chica, mais aussi sur tous les sites miniers où sont extraits les précieux métaux consommés en abondance par le secteur spatial, on peut le constater : la conquête de l’espace se traduit avant tout par une nouvelle étape de la conquête de la Terre. La colonisation de la planète par un énième secteur industriel qui accapare l’air, l’eau, les milieux de vie des humains, des animaux et des plantes. Réaliser ne serait-ce qu’un tantième des projets de vie encapsulée sur la Lune ou sur Mars impliquerait une telle quantité de ressources et d’énergie et causerait de tels dommages qu’ils achèveraient de dévaster la biosphère. Or, comme l’écrivent les auteurs de Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ailleurs, un essai scientifique qui s’attache simplement à rappeler les limites physiques indépassables propres à la vie terrestre, « imaginer l’être humain séjournant ailleurs que sur Terre pendant de longues années reste un fantasme et deviendrait vite un pur cauchemar » [2].
Les dégâts du secteur spatial sont proportionnels à ses ambitions et donc potentiellement stratosphériques. On sait depuis les années 1990 que les gaz d’échappement des fusées émis dans l’atmosphère de la Terre pendant leur montée en orbite détruisent la couche d’ozone, cette mince couche de gaz qui protège les organismes des rayons ultraviolets du soleil. En 2018, des chercheurs du Center for Space Policy and Strategy ont rappelé que « les conséquences des émissions de fusées endommagent la stratosphère dans des proportions incomparables à toute autre activité industrielle ». Augmenter les lancements de fusées d’un facteur dix, estiment-ils, pourrait détruire autant la couche d’ozone que ne l’ont fait toutes les substances dont le Protocole de Montréal a obtenu l’élimination en 1987 [3].
Or, le danger se concrétise. Si la quantité de lancements en orbite a doublé au cours de la dernière décennie, « en 2020, le nombre de dossiers soumis pour autorisation de lancements de satellites se monte à plus de 94 000, c’est-à-dire une augmentation de près de 4 300 % par rapport au nombre actuel de satellites » [4]. La majorité d’entre eux, telles les constellations Starlink d’Elon Musk, sont des satellites destinés à arroser toute la surface du globe d’ondes électromagnétiques à haute fréquence pour les besoins de l’industrie de la communication — là encore une expérimentation à l’échelle planétaire dont les conséquences sur la vie sont totalement inconnues.