Pour parler aux jeunes, le gouvernement mise sur les « influenceurs » des réseaux sociaux

Durée de lecture : 10 minutes
Des ministres et des organismes officiels utilisent de plus en plus le dialogue avec les « influenceurs » des réseaux sociaux pour faire passer leur message. Une publicité cachée, qui permet d’éviter le dialogue souvent moins complaisant avec les journalistes.
- Actualisation - Lundi 22 février 2021 - Emmanuel Macron a lancé un défi ce weekend aux youtubeurs "McFly et Carlito" en leur demandant de faire une vidéo de promotion des gestes barrière. Si la vidéo atteint 10 millions de vues, il a promis qu’il ferait une vidéo avec eux (un concours d’anecdotes). Le clip est sorti hier et recense déjà 5,7 millions de vues..
- Article original - 28 octobre 2020
Mercredi 28 octobre, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, devait avoir son premier « rendez-vous » mensuel avec des « influenceurs » — des stars des réseaux sociaux — pour parler de la crise sanitaire. En raison de la situation actuelle, et alors que M. Macron doit annoncer de nouvelles mesures de lutte contre la pandémie ce soir, le rendez-vous a été reporté. Mais la communication politique via les influenceurs se banalise.
C’était l’an dernier, je découvrais Twitch. Maintenant il est temps de commencer à streamer !
Rendez-vous à partir de mercredi, 18h30, en direct depuis l’Élysée, pour un rendez-vous régulier de débat.
👉 Pour ne rien rater, abonnez-vous : https://t.co/8WBEsgV8ZZ https://t.co/6aLRwdK3Xe
— Gabriel Attal (@GabrielAttal) October 25, 2020
Pour ce premier essai, parmi les invités, le Journal du dimanche a évoqué le nom d’EnjoyPhoenix (5 millions d’abonnés sur Instagram), mais aussi celui de Just Riadh (3,2 millions d’abonnés sur Instagram), de Paola Locatelli (1,7 million d’abonnés sur Instagram) et de Léna Situations (2,4 millions d’abonnés sur Instagram). Cette dernière a démenti sa venue sur Twitter, expliquant que même si elle pensait que l’événement « pouvait être très intéressant pour répondre aux questions des plus jeunes sur l’épidémie », elle ne se sentait « pas assez préparée ni légitime pour le faire bien en si peu de temps » [1].
Sollicité, le cabinet de Gabriel Attal a fait savoir à Reporterre que seules EnjoyPhoenix et Paola Locatelli avaient confirmé leur venue - avant que le rendez-vous soit reporté, mais que, dans tous les cas, il était prévu que le groupe soit composé de « cinq influenceurs plus le ministre ». Les personnalités choisies devaient cumuler « sept millions d’abonnés en tout ».
Un moyen de diffuser la bonne parole gouvernementale
« À travers cet événement, on veut répondre aux interrogations des jeunes, auprès de qui les mesures sanitaires font vraiment débat, on le voit tous les jours sur les réseaux sociaux, affirme-t-on au cabinet de Gabriel Attal. On a voulu inviter en priorité des influenceurs énormément suivis, pour que les interrogations de leur communauté remontent dans un échange libre. » L’idée avait déjà été évoquée par le porte-parole du gouvernement sur le plateau de l’émission télévisée Balance ton post, animée par Cyril Hanouna, le 1er octobre.
« La décision est assez maligne en cette période où le gouvernement est très critiqué, observe Alexandre Eyries, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne [2]. C’est un moyen de diffuser de manière exponentielle la bonne parole gouvernementale sur les gestes barrière et les pratiques de distanciation sociale, à un moment où le virus continue de se propager, où il y a des couvre-feux, et peut-être même bientôt un reconfinement. »
Selon le chercheur, cet événement survient également à un moment où les jeunes sont beaucoup pointés du doigt, et parfois désignés comme responsables de la seconde vague de l’épidémie. « Le gouvernement va donc prêcher la bonne parole là où les jeunes sont le plus attentifs, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux », poursuit-il. Au lieu de faire un live sur Periscope ou Facebook, le gouvernement a choisi Twitch et YouTube, deux plateformes de vidéos très suivies par les jeunes. « Gabriel Attal lui-même est assez jeune [31 ans], on constate la volonté affirmée de montrer que c’est un gouvernement qui maîtrise parfaitement la vulgate de la communication numérique aujourd’hui », estime Alexandre Eyries.
Le débat durera « une heure maximum », selon le cabinet du porte-parole, et sera diffusé en direct. Les commentaires seront ouverts aux internautes. « C’est la quête de la transparence absolue, analyse encore Alexandre Eyries, le fantasme de la démocratie directe que les réseaux sociaux accréditent, l’idée qu’on peut toucher toute la population sans aucun problème et qu’on peut leur faire passer un certain nombre de messages sans intermédiaire. »
« Montrer qu’une ministre qui s’occupe d’écologie n’est pas si éloignée des autres femmes »
Ce n’est pas la première fois depuis le début du quinquennat que le gouvernement utilise les influenceurs pour faire sa communication politique. En février, EnjoyPhoenix (Marie Lopez, de son vrai nom) avait publié sur YouTube une vidéo de 50 minutes, où elle suivait pendant toute une journée Brune Poirson — qui était à l’époque secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique et solidaire.

« En [passant] une journée au ministère et au gouvernement, je ne suis pas du tout en train de promouvoir un parti politique, défendait Marie Lopez au cours de sa vidéo. Je suis venue parce que j’avais envie de parler d’écologie. » Les deux femmes s’étaient d’ailleurs déjà rencontrées en mars 2019.
« La vidéo d’EnjoyPhoenix avec Brune Poirson est à différencier de ce que le gouvernement a pu faire par ailleurs avec d’autres influenceurs, précisait à l’époque le cabinet de la secrétaire d’État. C’est une collaboration totalement gratuite. Brune Poirson intervient dans la vidéo de Marie Lopez mais sans aucun lien contractuel, et ni le cabinet ni la ministre n’ont eu la main sur la réalisation ou la production. »
Le reportage avait atteint 390.000 vues et dans les commentaires, les internautes étaient très nombreux à remercier EnjoyPhoenix de leur avoir fait découvrir cet aspect de la politique. Selon Alexandre Eyries, travailler avec Marie Lopez, même s’il ne s’agissait pas d’un partenariat rémunéré, était une aubaine pour le gouvernement. « Puisque EnjoyPhoenix parle d’écologie et que c’est une influenceuse très visible, il fallait sauter sur l’occasion et montrer une jeune secrétaire d’État à la Transition écologique dans son quotidien, montrer qu’une ministre qui s’occupe d’écologie n’est pas si éloignée [des autres femmes] en matière d’âge, d’occupation, d’activité », analyse-t-il.
À la fin de la vidéo, la secrétaire d’État prenait un moment pour se prêter à l’exercice de l’interview avec Marie Lopez. Huile de palme, nucléaire, glyphosate… Différents thèmes étaient abordés. « EnjoyPhoenix connaissait les sujets, mais une fois qu’elle avait la réponse de la ministre, ça s’arrêtait là, elle passait à une autre question, analyse Mathieu Jahnich, expert en communication environnementale [3]. En choisissant [d’être interviewée par] une Youtubeuse et pas une journaliste, il n’y a pas de confrontation, de contradiction possible. » De son côté, le ministère affirmait être suivi par des équipes de télévision pour des reportages qui ne sont pas encore diffusés.
Des influenceurs payés pour promouvoir le SNU, la réforme du bac, Parcoursup...
Brune Poirson n’était pas la première personnalité politique française à apparaître dans des vidéos de Youtubeurs. « Je dirais qu’il y a un effet générationnel avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir depuis 2017, analyse le chercheur Alexandre Eyries. Le premier phénomène, c’est l’interview d’Édouard Philippe par le jeune HugoDécrypte sur sa chaîne du même nom [en juin 2017], ça a commencé comme ça. » Le vidéaste avait passé une journée à Matignon pour en faire découvrir le fonctionnement à ses abonnés. En mai 2019, HugoDécrypte avait aussi interviewé Emmanuel Macron, en direct sur sa chaîne YouTube. D’autres Youtubeurs ont également accueilli des personnalités politiques sur leur chaîne, comme Absol Vidéos avec Jean-Luc Mélenchon en juin 2018.

Depuis, certains influenceurs ont dépassé le stade de la simple interview politique accordée gratuitement, et ont été rémunérés pour promouvoir l’action du gouvernement [4]. L’exemple le plus connu est celui du YouTubeur Tibo InShape, qui a vraisemblablement été payé (comme deux autres influenceurs) par le ministère de l’Éducation nationale pour réaliser une vidéo de promotion du Service national universel (SNU). Comme le souligne Le Figaro étudiant, le ministère de l’Éducation nationale travaille aussi régulièrement avec des Youtubeurs pour promouvoir la réforme du bac, ou encore la plateforme Parcoursup. « L’idée est de montrer des influenceurs qui sont des visages de la jeunesse française avec leurs préoccupations respectives, observe l’enseignant-chercheur Alexandre Eyries. Chacun à leur manière relaie des thèmes de campagne et d’exercice du pouvoir du gouvernement. »
En 2018, ce n’était pas le gouvernement qui faisait directement appel à des Youtubeurs, mais l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), pour défendre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure (Meuse). « C’est une communication d’acceptabilité sociale, estime la chercheuse Béatrice Jalenques-Vigouroux [5], maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse. [L’Andra] veut rassurer les gens, il ne faut pas qu’elle paraisse comme un ennemi. »
Selon Mathieu Jahnich, les recours aux influenceurs pour la communication vont continuer à se développer, dans les ministères comme ailleurs. « La question est jusqu’où ils vont aller, et si le public sera réceptif, s’interroge-t-il. Les gens qui ont commenté la vidéo d’EnjoyPhoenix avaient adoré parce que c’était nouveau de suivre une ministre, c’était une première, comme l’émission Loft Story au début des années 2000, par exemple. Mais au bout de la sixième saison, est-ce qu’on va suivre les vidéos avec autant d’intérêt ? Il faudra certainement renouveler le genre. »