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TribuneÉnergie

Pour résoudre le problème des transports, il faut sortir de la drogue automobile

Le problème des transports en France, selon l’auteur de cette tribune, vient de décennies de déploiement de véhicules à moteur individuels et bon marché. Sortir de cet état de dépendance supposera un changement de paradigme remettant en question le confort de nos modes de vie.

Laurent Castaignède est ingénieur de l’École centrale Paris, fondateur du bureau d’études BCO2 Ingénierie (www.bco2.fr) et auteur de Airvore ou la face obscure des transports, écosociété, 2018.


« Le pétrole [est] cher, trop cher. C’est notre richesse qui s’en va et notre façon de vivre qui est menacée. […] Vous verrez, en France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. » Fin 1974, un pêcheur à la ligne s’invite sur le petit écran des Français en prononçant des mots qui marqueront les esprits d’une génération. La hausse des prix des carburants de ces derniers mois sonne comme un écho. Quelles idées avons-nous aujourd’hui ?

Il est ressassé que notre gabegie énergétique dans le domaine de la mobilité relèverait d’un manque de transports en commun ou d’une insuffisance de vélos. De telles mesures sont certes nécessaires mais insuffisantes, du fait qu’elles se fondent sur une erreur de diagnostic : notre principale lacune, dont l’étalement urbain, provient moins de ces insuffisances ou d’errements d’urbanistes que de la mise à disposition massive de véhicules individuels particulièrement efficaces et surtout bon marché. Cette remarque peut paraître incongrue à la lumière du coût global supporté par nombre de ménages contraints par des trajets quotidiens vitaux et les dépenses associées.

Sous prétexte de faire « gagner du temps », les transports motorisés allongent les distances

Pourtant, cette analyse n’est absolument pas nouvelle. Herbert Georges Wells anticipait dès 1900 que les très grandes villes de l’an 2000 auraient 50 km de rayon, du simple fait qu’il estimait que la vitesse moyenne des transports motorisés de masse serait alors de 50 km/h et que les gens continueraient de s’installer, comme cela se constatait depuis plusieurs siècles, à une distance allant jusqu’à environ une heure de trajet de leur labeur. Ensuite, l’historien Lewis Mumford, le penseur Bernard Charbonneau, puis le théologien Ivan Illich ont éclairé cette analyse convergeant vers une forme de contre-productivité des transports motorisés, notamment individuels : sous prétexte de faire « gagner du temps », ils entraînaient plutôt un allongement des distances (tout en promettant une liberté se muant en déplacement subi et en embouteillages).

Le prix des carburants fait, en France, l’objet de débats depuis plus d’un siècle. Considérée dès l’origine comme une « denrée coloniale », donc un produit de luxe, l’essence a toujours intéressé le fisc. En 1928 fut instaurée la taxe intérieure pétrolifère (TIP) pour compenser la fin de l’impôt sur le sel. En 1933, l’impôt trimestriel sur la puissance des voitures (en fonction de leur cylindrée) était commué en taxe sur le carburant. L’essence routière française était alors la plus taxée au monde en étant vendue aux automobilistes trois fois le prix d’arrivée dans les ports… Dans les années 1950 et 1960, les taxes représentaient environ 80 % du prix de l’essence, puis environ 60 % les années suivant les chocs pétroliers, avant de redescendre à environ 50 % ces dernières années.

Pourtant, dès les années 1930, des voix dénonçaient le fait qu’elles ne couvraient pas les dépenses d’investissement et d’entretien des infrastructures routières assumées par la collectivité. Aujourd’hui encore, ces recettes, pourtant très significatives dans le budget de l’État, ne couvrent pas, et de loin, l’ensemble des externalités associées aux transports, si l’on prend en compte le coût des infrastructures, les dégâts sanitaires, une part de la lutte contre le changement climatique et une provision d’adaptation à ses effets déjà enclenchés.

Une série d’innovations technologiques seraient-elles à même de résoudre l’excès d’émissions mondiales de polluants et de gaz à effet de serre ? L’analyse critique de chacune de nombreuses options, telle la voiture électrique ou autonome, laisse peu de place à l’espoir d’un retournement de tendance. Plus simplement, le seul déploiement du progrès technique, même à grande échelle, est incapable de contrebalancer l’effet de la croissance globale tendancielle du parc de moyens de transport (terrestres, maritimes et aériens). Mettre fin à cette dépendance énergétique relève d’un véritable changement de paradigme. La mobilité motorisée doit s’extirper de son carcan gaspilleur, fruit de décennies de mise à disposition de carburants bon marché et abondants. L’ensemble des mesures qui seraient en mesure d’inverser cette tendance sont d’évidence radicales, parfois révolutionnaires, remettant en question le confort de nos modes de vie ultra-mobiles et de nos marchandises vagabondes. Concrètement, ces mesures peuvent efficacement cibler la taille, la masse, les performances, la mesure des émanations, l’évolutivité des véhicules, l’ampleur des parcs mobiles, la gestion des carburants, des batteries, etc. de l’ensemble des transports motorisés.

La frugalité énergétique est à ce prix, au moins 3 euros le litre, lourdes taxes comprises 

Quant aux citoyens modestes et dépendants de leur véhicule motorisé, la porte de sortie ne passe certainement pas par une subvention directe des frais de carburants renchéris, mesure qui ne ferait qu’enfoncer leur fragile position, mais, au cas par cas, par un rapprochement physique des lieux d’activité et de résidence, par des navettes de ramassage collectif (financées prioritairement par les employeurs dans le cas de trajets domicile-travail) et des commerces itinérants de produits courants, même motorisés. On s’inspirerait ainsi de ce qui se pratiquait voici quelques décennies, avant que la multiplication des moyens mobiles individuels ne les précipite dans une impasse économique (sans revenir à l’âge des cavernes ni en l’espèce à celui du cheval !).

Nous sommes à un tournant, du moins il faut l’espérer, tant notre trajectoire environnementale et sociale actuelle fonce, en accélérant, vers un avenir des plus risqués. La frugalité énergétique est à ce prix, au moins 3 euros le litre, lourdes taxes comprises… bien comprises : des taxes élevées permettent de conserver la rente financière dans le pays de consommation et de l’affecter judicieusement à la baisse d’autres impôts, plutôt que d’attendre qu’un renchérissement des cours du pétrole n’en transfère les fonds vers les pays extracteurs richement dotés et ne justifie parallèlement de nouveaux investissements pharaoniques dans l’exploitation de réserves très difficilement accessibles.

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