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ReportageAgriculture

Pourquoi le passage au bio a échoué au Sri Lanka

Le Sri Lanka a voulu devenir en 2021 le premier pays au monde à faire une agriculture 100 % biologique. Sans y être formés, les agriculteurs ont beaucoup perdu. Le pays a dû rétropédaler. Non sans conséquences, notamment sur la production de thé.

Aluthgama et Ella (Sri Lanka), reportage

« On ne peut pas laisser l’industrie du thé mourir. C’est un crime contre le Sri Lanka. » Dinusha est agricultrice indépendante dans le village d’Aluthgama, au Sri Lanka, pays insulaire situé au sud de l’Inde. Depuis un an, Dinusha a vu sa production de thé chuter, comme ses revenus. « Le thé représentait 50 % de mes revenus il y a encore quelque temps. Aujourd’hui, ils ont baissé de moitié », raconte-t-elle, inquiète, en cette journée d’août. Dinusha est loin d’être la seule. Depuis 2021, des millions d’agriculteurs sri-lankais, dont la production de thé est pourtant reconnue mondialement, ont du mal à remonter la pente.

Fin avril 2021, Gotabaya Rajapaksa, alors président [1], a en effet décidé d’opérer un virage inédit : faire du Sri Lanka le premier pays au monde à pratiquer une agriculture 100 % biologique. L’objectif derrière cette fausse décision écolo : économiser des devises étrangères en n’important plus d’engrais et pesticides chimiques, produits creusant alors la dette du pays. Ceux-ci ont donc été définitivement interdits.

Une plantation de thé dans la province d’Ella, dans le sud du pays, en août 2022. L’ensemble des ouvrières travaillent pour une usine située à 2 kilomètres de la plantation, où elles se rendront à pied après la récolte de la matinée. ©Joanik Bellalou / Reporterre

Du jour au lendemain, les agriculteurs, qui représentent 28 % des actifs de ce pays de 22 millions d’habitants, ont été obligés de se passer d’eux. Sans même savoir comment se convertir au bio. Résultat : la production a chuté de près de 20 % dès les premiers mois. Face à la colère de nombreux paysans pris de court et au marché agricole en crise, le président a rétropédalé six mois plus tard. En octobre 2021, le tout bio a été arrêté, et les engrais chimiques ont fait leur retour. Mais pour les agriculteurs, le mal était fait.

Dinusha est une ouvrière indépendante, elle est libre de proposer sa récolte de thé à un intermédiaire qui vendra la récolte à une usine. Encore aujourd’hui, bien que l’interdiction de l’import d’engrais chimiques ait été annulée, les ruptures de stock et l’inflation représentent des coûts difficiles à assumer pour ces fermes privées. Ici, en août 2022. ©Joanik Bellalou / Reporterre

Le tout bio « impossible » sans préparation

« La transformation au tout bio a été impossible pour beaucoup, explique Akshan, fermier indépendant dans le village d’Aluthgama. Sans pouvoir constituer de stocks, nous avons été pris à la gorge. » Le choc a été rude pour le quatrième pays exportateur mondial de thé. Sans être formés au tout bio, de nombreux agriculteurs se sont retrouvés avec des terres sur lesquelles plus rien ne poussait. Certains ont dû vendre leurs terres, faute de revenus suffisants. Et depuis la réautorisation des engrais chimiques, certains n’arrivent toujours pas à produire suffisamment.

En août 2022, la reprise de l’activité est encore difficile pour de nombreux agriculteurs. ©Joanik Bellalou / Reporterre

« On doit désormais attendre plus longtemps pour que les arbustes à thé donnent des feuilles. L’usine ne travaille parfois qu’une seule journée par semaine », explique Suren, superviseur à la Bluefield Tea Factory dans le centre du pays. L’activité de cet établissement centenaire, qui emploie plus de 300 personnes, est primordiale pour les 175 familles du village voisin, qui comprend une école et un centre de soins.

Près de l’usine, le paysage verdoyant et la fraîche odeur du thé tranchent avec la morosité des employés. Du moins, pour ceux qui sont restés. « Sans engrais et sans perspective claire, de nombreux employés ont préféré partir à Colombo [capitale du pays] et trouver une occupation plus stable », explique Suren.

À 10 h 30, les ouvrières d’un champ de thé se rendent à l’usine de traitement pour faire peser leurs récoltes de la matinée. Chaque sac pèse entre 2 et 4 kilos. ©Joanik Bellalou / Reporterre

Pour d’autres, partir n’est même pas une option. Les yeux perdus dans les plantations, Anukshi, cueilleuse de thé pour la Bluefield Tea Factory, s’avoue désespérée : « Avec quoi je partirai ? Je travaille ici depuis plus de vingt ans. Je suis incapable de faire autre chose. Tout ce qui me reste, c’est attendre que la production reprenne son cours normal. »

L’attente pourrait durer, et les Sri-Lankais subissent encore les répercussions de cette crise. Le prix des autres commodités alimentaires comme le riz, dont la production a également chuté, n’est toujours pas revenu à son niveau normal. Pour la première fois depuis des décennies, le pays a été obligé d’en importer. « Tout est plus cher et il faut se restreindre, précise Dinusha. On ne cuisine plus au gaz, tout est cuit au feu de bois. Les coupures de courant sont fréquentes aussi. »

Nilukshi s’octroie une pause rapide au milieu d’une plantation. La récolte du thé se fait sous un soleil de plomb. De 8 à 10 h 30, et de 11 h 30 à 14 h 30, les ouvrières travaillent inlassablement. Ici, en août 2022. ©Joanik Bellalou / Reporterre

Une crise évitable ?

Dans le pays, les critiques restent nombreuses. « Le Sri Lanka était censé être une nation prospère. Maintenant, je n’en suis plus certaine », soupire Dinusha. Les médias internationaux, eux, parlent d’une « catastrophe sans précédent », ou de « l’effondrement du pays ».

Les avertissements ont pourtant été nombreux. Avant cette décision du tout bio, des universitaires sri-lankais prévoyaient déjà une baisse des rendements de 50 %, et des conditions de vie dégradées pour les agriculteurs. « Sans s’appuyer sur des preuves scientifiques concrètes, et en appliquant cette réforme dans des temporalités trop courtes, l’agriculture biologique va droit dans le mur », affirmait ainsi Buddhi Marambe en octobre 2021, un des quelques universitaires consultés sur la réforme en cours par le ministère de l’Agriculture. Une critique qui lui a valu d’être renvoyé de ce comité d’experts.

Les feuilles de thé sont récoltées à la main du lundi au vendredi. Récemment, la pénurie d’engrais chimiques (faute de stocks) a affecté la croissance des arbustes, ces derniers prennent plus de temps à se développer, réduisant de fait la main-d’oeuvre sollicitée. ©Joanik Bellalou / Reporterre

Pour le gouvernement, cette réforme était censée permettre de limiter les dépenses en devises étrangères — une économie se mesurant entre 300 et 400 millions de dollars en 2021. Mais depuis, le cours des engrais chimiques a subi une hausse d’environ 25 %, ne facilitant pas le redémarrage d’une industrie déjà fragilisée, et l’expérience biologique représente 425 millions de dollars de pertes dans le secteur du thé.

« Un passage au bio graduel et étalé dans le temps »

Aujourd’hui, certains agriculteurs restent frileux à l’idée de devoir un jour repasser au bio, tant les obstacles à franchir sont nombreux. D’autres espèrent toutefois réussir cette transition, pour une question de santé : les engrais chimiques ont abîmé la santé de nombre d’entre eux. « Le passage à l’agriculture biologique est bienvenu par beaucoup d’agriculteurs, explique la chercheuse sri-lankaise Hemanthi Ranasinghe, dans une étude de 2016. Dans certaines régions, plus de 20 000 personnes ont été hospitalisées [pour des maladies rénales chroniques]. [...] Le biologique présente des avantages certains pour la santé des agriculteurs. » Comme d’autres experts, pour réussir le bio, elle préconisait « un passage au bio graduel et étalé dans le temps ».

Rohan est le fils aîné de Dinusha. Il a aujourd’hui 18 ans, et souhaite se rendre à Colombo afin d’étudier les biotechnologies à l’université. Les récents obstacles à l’agriculture ont convaincu de plus en plus de jeunes à se tourner vers un avenir à la ville. Ici, en août 2022. ©Joanik Bellalou / Reporterre

Les initiatives voisines ne manquent d’ailleurs pas. En Inde, le gouvernement a financé en 2004 un projet similaire dans la région de Sikkim. En une dizaine d’années, l’agriculture biologique a été adoptée par la majorité des agriculteurs. L’interdiction des engrais chimiques s’est opérée en même temps que la formation des exploitants, le travail conjoint des différentes échelles administratives, et l’allocation de subventions pour faciliter la transition. Cette réforme à l’échelle d’une province s’est inscrite dans le temps, et les ouvrages fournis dans les écoles primaires et secondaires comportent aujourd’hui un volet sur l’agriculture biologique.

Dans le village d’Aluthgama, au Sri Lanka, Dinusha y croit encore. Dans sa maison, elle nous montre avec fierté les diplômes remportés par son fils aîné aux échecs dans différents tournois de la région. Il partira bientôt étudier les biotechnologies à l’université de Colombo.


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