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EnquêteÉtalement urbain

Près d’Avignon, un « Rungis du Sud » menace d’engloutir des terres agricoles

Au sud d’Avignon, le député Bernard Reynès (LR) se démène pour faire accepter son projet de redéploiement du Marché d’intérêt national de Châteaurenard. Gourmand en argent public et en terres agricoles à bétonner, le projet peine à prouver son utilité.

  • Châteaurenard (Bouches-du-Rhône), reportage

Un Marché d’intérêt national (MIN), c’est un lieu de rencontre entre des producteurs, des acheteurs et des transporteurs, proche des grandes voies de communication. Il en existe dix-sept en France dont le plus célèbre, celui de Rungis, est installé en région parisienne. Ce modèle de marché de service public a été développé dans les années 1950 pour faciliter les échanges, mais, à l’heure du téléphone mobile et d’internet, ces places de rencontre physique n’ont plus l’importance qu’elles avaient à l’époque. Nombreux sont les MIN en manque de fréquentation. Celui de Châteaurenard, au sud d’Avignon, ne fait pas exception. Pour le redynamiser, le député des Bouches-du-Rhône et ancien maire de la ville, Bernard Reynès (LR), promet son déménagement du centre-ville pour une installation en périphérie. Elle serait trois fois plus grande et prendrait place sur des terres agricoles. L’intitulé de ce grand projet : le « redéploiement du MIN ».

Bernard Reynès souhaite créer « un cluster, avec les 100 acteurs économiques incontournables du secteur ». Et quel secteur ? « L’agriculture, évidemment, avec la logistique et la transformation. » Le député rêve de transformer son MIN historique en un « Rungis du Sud », au carrefour de l’A7 vers le nord de l’Europe et l’A9 vers l’Espagne.

L’opération artificialiserait 35 hectares de terres agricoles dans un premier temps et pourrait s’étendre jusqu’à 92 hectares. Ajoutez à cela la construction de nouvelles infrastructures routières, le coût des expropriations... La facture est lourde pour ce « MIN de Provence ». Pour la régler, Bernard Reynès est soutenu par la région Paca [1] pour 20 millions d’euros et par le département des Bouches-du-Rhône, présidé par Martine Vassal (LR), pour 28 millions d’euros. Côté communication, le projet est présenté comme une infrastructure pensée pour les agriculteurs, visant selon le rapport du conseil départemental la « revitalisation de la filière agricole pour développer les segments de marché circuits courts ». Mais qu’en pensent les principaux intéressés ?

Le quartier des Confignes accueille du maraîchage et de l’arboriculture. 35 hectares de terres agricoles sont directement concernés avec une extension hypothétique jusqu’à 92 hectares comme le permet le plan de prévention des risques d’innondation (PPRI).

« Le MIN, il est vide ! » résume Guillaume Poncon, vice-président de la coordination rurale des Bouches-du-Rhône. « Je ne suis pas hostile, je suis rationnel », précise l’agriculteur. « J’ai l’impression que c’est le modèle de l’ancien temps. Personnellement, j’exporte en Allemagne sans passer par le MIN, tous les échanges ont lieu par téléphone, par internet. Envoyer une palette à Paris, ça me coûte 50 euros, alors pourquoi passer par le MIN ? » témoigne ce syndicaliste, maraîcher et arboriculteur sur 46 hectares. Si Guillaume Poncon fréquente de temps en temps celui de Châteaurenard, c’est à l’occasion pour vendre des excédents, grâce à un ticket d’entrée accessible à 5 euros.

« Il ne s’agit pas de faire du rafistolage, en utilisant des structures qui existent ailleurs » 

Le MIN actuel occupe 11 hectares en centre-ville de Châteaurenard et est quasiment vide toute l’année. « Il va dans le mur », avoue Bernard Reynès. Mais pour redynamiser le secteur agricole, pourquoi vouloir l’agrandir et sacrifier des terres arables ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur les structures déjà existantes : le MIN actuel, celui de Cavaillon, à 20 km, et la zone logistique de Courtines, à Avignon, à 10 km, qui est connectée au ferroutage ? Bernard Reynès refuse catégoriquement l’idée. « On parle d’un nouveau MIN, d’une nouvelle conception, je vais travailler avec Rungis, je change de dimension. Le travail a déjà commencé avec de nombreux bureaux d’études. Il ne s’agit pas de faire du rafistolage, en utilisant des structures qui existent ailleurs. »

Renaud Muselier (LR), président de la région Paca après la démission de Christian Estrosi (LR) et Maud Fontenoy (LR), vice-présidente au développement durable, remettent à Bernard Reynès (LR), député et ancien maire de Châteaurenard, le prix « une COP d’avance » pour sa mise en œuvre d’une « politique ambitieuse en matière de développement durable ».

Certains agriculteurs ne voient pas le projet d’un bon œil en raison de l’arrivée massive de produits d’importation qu’il entraînerait. « Si on devient une plateforme d’importation, nous allons être confrontés à une nouvelle concurrence », avertit le syndicaliste agricole Guillaume Poncon. « Arrêtons d’être hypocrite, rétorque Bernard Reynès, les entreprises sont déjà remplies de produits d’importation. » L’élu promet même un mieux par rapport à la situation actuelle. Il travaille avec la chambre d’agriculture à la rédaction d’une charte pour forcer les entreprises qui s’installent à travailler avec les producteurs locaux. « Nous sommes en discussion pour contraindre les grossistes à travailler avec un minimum de 20 % de production locale », confirme Patrick Lévêque, président de la FDSEA 13, le syndicat majoritaire. Mais rien n’a encore abouti en raison de la juridiction européenne sur la libre concurrence. Si la FDSEA est favorable au projet, c’est à condition qu’il apporte du commerce pour les producteurs locaux.

À 20 km de là, René Molle, le directeur du MIN de Cavaillon, observe avec circonspection les contours du projet annoncé par son voisin. « Il propose un projet générique dans lequel il met tout : local, import-export, transformateurs, grossistes, logisticiens et le MIN. » Mais c’est le changement de dimension que souhaite réaliser Châteaurenard qui inquiète le plus René Molle : « Ils veulent rapatrier les flux et je ne vois pas pourquoi Châteaurenard viendrait démarcher nos clients avec de l’argent public en proposant des loyers moins chers. »

Face aux crispations des MIN voisins de Cavaillon et de Marseille, les collectivités locales impliquées dans le redéploiement du MIN de Châteaurenard ont été alertées pour éviter une guerre ouverte. Pour délimiter le rôle de chacun, la région Paca a commandé une étude à l’intitulé sans équivoque : « Positionnement stratégique des marchés d’intérêt national et des marchés de gros de la région. »

« Rungis veut prendre des parts dans ce futur MIN, affirme Bernard Reynès. Le directeur me dit que Rungis dépend trop des produits d’importation et qu’il veut l’ouvrir à cette production locale, cette production de la Provence, de terroir, de qualité », se réjouit l’élu. Du côté de la Semmaris, qui gère Rungis, on réfute cette affirmation : « Aujourd’hui, absolument rien n’est engagé, aucune étude, ni aucun frais que ce soit. » Même si la société « s’intéresse à l’actualité des MIN en France et même à l’étranger » et sera donc attentive si un appel d’offres est lancé pour la gestion en délégation de service public. « Ce sont des gros opérateurs immobiliers et financiers. Ils pourraient faire un très bon coup en gérant la nouvelle structure, en récoltant les loyers et les droits d’entrée », analyse René Molle, le directeur du MIN de Cavaillon. Ce ne serait pas la première fois. En 2017, la Semmaris, avec La Poste immo et la Caisse d’épargne, a déjà récupéré la délégation de service public du MIN de Toulouse et sa zone logistique.

Quant aux petits et moyens producteurs locaux qui composent la majorité des exploitations, ils ne se sentent pas concernés par l’envergure du projet : « Dans le système logistique actuel, ils veulent des hangars de plus en plus grands. Ces installations, ce sont pour les gros faiseurs, pas pour les petits comme nous », analyse Guillaume Poncon.

Un projet « pas fait pour les agriculteurs mais pour le business » 

À Châteaurenard, des habitants se mobilisent contre le projet. L’Association pour la protection de la ruralité et de l’environnement (Appre) est persuadée que le redéploiement du MIN n’est qu’un moyen pour Bernard Reynès de libérer dix hectares de foncier dans le centre-ville. « Un élu n’existe que parce qu’il construit, analyse Olivier Rangon, de l’Appre. Ici, les mauvaises langues appellent Bernard Reynès “le pharaon” en raison de son goût pour les grands travaux ! »

Olivier Rangon souhaite avec l’Appre sauver « un bout de verdure » et s’assurer de « la bonne gestion du territoire et éviter les gaspillages ». La centaine de membres de l’association compte aller au bout pour empêcher ce qu’ils considèrent comme un « énorme gâchis ».

Pour souligner le manque de cohérence globale, Olivier Rangon sort sa tablette et fait défiler des photos d’épisodes pluvieux. Des routes inondées, des canaux à la limite du débordement… « Les terres agricoles du quartier servent d’éponge, mais si on bétonne ? » C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles l’association a attaqué le plan de prévention des risques d’inondation (PPRI) devant le tribunal administratif. Pourtant placés en zone rouge, des terrains sont devenus constructibles au bénéfice d’une modification d’un zonage unique en France : la catégorie « redéploiement du MIN ». Le recours vise aussi « la concertation [qui] n’a jamais porté sur le zonage du MIN », et la suppression d’un « point de captage d’eau potable » incompatible « avec le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux Rhône-Méditerranée ». En clair, l’Appre promet de se battre. « C’est une guerre des tranchées qui commence », résume l’expert juridique de l’association.

Alors le projet va-t-il aboutir ? Dans un premier temps, 57 millions d’euros sont nécessaires pour construire 12.000 m² de boxes et le nouveau bâtiment administratif. Le conseil départemental a accordé la première subvention de 1,475 million d’euros pour les « acquisitions foncières » de la première phase. Gilbert, 81 ans, est directement concerné. Dans ses mains, une lettre de la collectivité Terres de Provence — l’agglomération de Châteaurenard — qui propose d’acheter son mas centenaire et les terrains qui l’entourent. Pour l’agriculteur retraité, hors de question de vendre une partie des « meilleures terres de Châteaurenard » pour un projet « pas fait pour les agriculteurs mais pour le business ». Pourtant, la lettre est dithyrambique sur le redéploiement du MIN et son « objectif de redonner son rôle de fer de lance de l’activité agricole du bassin de vie ». La préfecture va-t-elle signer la création d’une ZAD (zone d’aménagement différé) qui permettra des procédures d’expropriations ? L’attitude de l’État sera déterminante. En attendant, la région a voté le 20 octobre 2017, une subvention de 400.000 euros pour monter une « cellule projet » autour de techniciens chargés d’accélérer la manœuvre et programmer les travaux.

« On pourrait d’abord commencer par bien réhabiliter l’existant avant de détruire pour construire du nouveau » 

Mais un nouvel accroc vient perturber le projet. Le rapport du Conseil d’orientation des infrastructures remis le 1er février à la ministre des Transports préconise de repousser à après 2037 la construction de la liaison Est-Ouest (LEO), pensée pour contourner Avignon. Si la tranche 1 va, après négociation avec l’État, bénéficier d’un financement, la tranche 2, qui était censée assurer la desserte du MIN, n’est plus à l’ordre du jour. Au grand dam des élus locaux, du député Bernard Reynès et de la présidente du département, Martine Vassal. Ce rapport est un coup dur quand on sait que 17 millions des 28 millions d’euros promis par le département sont destinés aux infrastructures routières. Avec le désengagement de l’État, il faudrait donc une nouvelle rallonge des collectivités pour maintenir le projet.

Abandonner le projet pour protéger les terres agricoles ? Hors de question pour le député Bernard Reynès. « Arrêtons de ne pas regarder les problèmes en face. Il y a 35 % de terres agricoles en friche sur mon territoire », explique-t-il, en évoquant la restitution de chaque hectare pris pour le MIN à l’agriculture. Sauf que cette annonce est une compensation comptable au niveau du plan local d’urbanisme : il ne s’agit pas de rendre à l’agriculture des terres qui ne lui étaient plus destinées, mais de limiter que des terres agricoles supplémentaires deviennent constructibles. Au total, il s’agit donc bien d’une destruction de terres arables.

Olivier Rangon, de l’Appre, finit la visite par les Iscles, une zone d’entrepôts voisine du périmètre prévu pour le redéploiement du MIN. Ici, les panneaux « à louer » ne sont pas rares. « On pourrait d’abord commencer par bien réhabiliter l’existant avant de détruire pour construire du nouveau », propose-t-il d’un ton candide. Pas sûr que ce soit dans les plans de Terres de Provence agglomération, qui communique fièrement sur sa participation au salon international de la logistique alimentaire Fruit Logistica, à Berlin, en février. Entre une plateforme logistique dernier cri et un bocage séculaire, l’histoire va devoir choisir son sens.

Dans la zone des Iscles, les panneaux « à louer » ne manquent pas. « On pourrait commencer par réhabiliter cette zone », espère Olivier Rangon.

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