Quand l’antigaspi permet l’insertion des travailleurs handicapés

Pâte à cookies à base de pains invendus en préparation à l'Esat Sésame Services. - © Mathilde Doiezie / Reporterre
Pâte à cookies à base de pains invendus en préparation à l'Esat Sésame Services. - © Mathilde Doiezie / Reporterre
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Des entreprises et associations d’insertion font fabriquer des produits par des travailleurs handicapés ou éloignés de l’emploi à partir d’invendus alimentaires. Un engagement social et écologique, selon leurs dirigeants. Mais qui dépend des subventions.
La Montagne (Loire-Atlantique), reportage
L’odeur ronde et sucrée chatouille les narines quand on arrive à l’Établissement et service d’aide par le travail (Esat) Sésame Services à La Montagne, à dix kilomètres de Nantes. Entre les tables en inox du local pâtisserie, 15 travailleurs handicapés s’activent à fabriquer des « cookies antigaspi ». Charlotte sur la tête et tablier noué à la taille, Anthony pèse tous les ingrédients. À ses côtés, Brian, regard fuyant, mais attentif aux gestes de son collègue, s’assure en cochant des cases sur un tableau que toutes les étapes de la recette ont bien été respectées avant d’activer le pétrin. Dans la recette : du beurre, des pépites de chocolat, des œufs, mais aussi du pain réduit en poudre, qui remplace en grande partie la farine. Visage fin et lunettes au bout du nez, Éric, moniteur de l’atelier explique : « On reçoit du pain invendu qu’on prédécoupe, puis qu’on broie. »
Depuis cinq ans, l’Esat Sésame Services développe cette activité de confection de biscuits à partir de pain, en partenariat avec l’association Handicap Travail Solidarité, basée de l’autre côté de la Loire, à Saint-Herblain. Celle-ci s’emploie à promouvoir l’insertion professionnelle de personnes en situation de handicap via la transformation d’invendus alimentaires. Un enjeu social doublé d’un enjeu écologique : 10 millions de tonnes de nourriture sont gaspillées chaque année selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Le pain est l’une des denrées les plus jetées, avec 150 000 tonnes qui se retrouvent à la poubelle chaque année. Fort de sa double mission, Handicap Travail Solidarité cherche à déployer sa méthode dans d’autres Esat, au niveau français et européen.

Sur le papier, l’ensemble se veut vertueux. Mais le modèle économique est précaire, contrairement à celui d’applications antigaspillage comme Too Good To Go ou Phenix, qui permettent d’acheter des invendus à prix réduit, sans valeur ajoutée. « Quand il s’agit de faire de la transformation, c’est plus compliqué : il faut assurer la collecte des denrées, effectuer un tri pour écarter ce qui est trop abîmé, passer du temps à cuisiner… Au final, même si les invendus ont été donnés, ça coûte souvent plus cher que de fabriquer à partir de produits bruts. Or, dans l’inconscient collectif, l’antigaspi c’est bien, mais c’est censé être moins cher. C’est compliqué de faire comprendre ça aux gens », se désespère Damien Demoor, fondateur et président de Handicap Travail Solidarité.
Dans la vingtaine d’épiceries et supermarchés où ils sont commercialisés, les « cookies antigaspi » sont ainsi vendus quasiment à prix coûtant… et au même prix qu’une boîte de cookies industriels. « Les gens les achètent car ils sont bons et aussi parce qu’il y a un contenu social », résume Damien Demoor. Mais « quand vous ajoutez la vocation sociale, cela signifie justement que les gens sont moins productifs », d’où un renchérissement du prix.
Pour fonctionner, le budget de l’association repose à 95 % sur des financements privés issus de fondations, d’entreprises et de dons. Et Handicap Travail Solidarité ne paye pas directement les travailleurs handicapés, puisqu’ils sont mis à disposition par les Esat, qui eux perçoivent des aides de l’État pour les rémunérer. Un fonctionnement à l’écart du droit du travail qui occasionne des dérives et est fortement remis en cause par les militants antivalidistes.
Un modèle dépendant des aides à l’insertion
« C’est le modèle de l’insertion qui finance au final l’activité productive. Si on enlevait ces aides, il n’y aurait quasiment aucune structure pour transformer les invendus alimentaires », dit Damien Demoor. Comme Handicap Travail Solidarité, la plupart des établissements de transformation d’invendus alimentaires ont donc aussi des engagements sociaux pour faire de l’insertion par le travail. Damien Demoor estime qu’ils sont environ une centaine de structures de ce type en France.
C’est le cas par exemple de Confiture Re-belle, basé à Aubervilliers, et de J’aime Boc’oh, implantée près de Chambéry. Ces deux entreprises d’insertion de personnes éloignées de l’emploi réalisent des confitures, des compotes ou des pickles à partir de fruits et légumes invendus. « On travaille sur un projet qui a du sens autour de la lutte contre le gaspillage alimentaire, inscrit dans le territoire, en faisant de l’insertion sociale et professionnelle pour soutenir des personnes en perte de confiance, qui peuvent se dynamiser à travers un métier valorisant », s’enthousiasme sept ans après sa création le directeur et fondateur de J’aime Boc’oh, Baptiste Bourdeau.

Les deux entreprises vendent leurs pots de confiture — leur produit phare — autour de quatre euros dans des enseignes de grande distribution ou des épiceries fines. « Pour des confitures faites à la main, ce n’est pas hors de prix, estime Élodie Theme, chargée de communication pour Confiture Re-belle. On est parmi les plus chers chez Monoprix, mais c’est l’inverse dans les épiceries. »
Malgré ces prix de vente supérieurs à la moyenne, le modèle ne tiendrait pas non plus sans les financements extérieurs, qui viennent soutenir leur activité sociale. Chez J’aime Boc’oh et Confiture Re-belle, la vente de produits ne représente qu’un quart du chiffre d’affaires environ, tandis que les aides publiques pour l’embauche de salariés en CDD d’insertion ou les aides privées, apportées principalement par des fondations, comptent pour 60 à 70 % de celui-ci. « Si on collaborait avec des travailleurs ordinaires, je ne sais pas si on pourrait être autant dans l’équipe ou à combien il faudrait vendre nos pots… », s’interroge Élodie Theme.
« Je ne conçois pas une activité subventionnée comme quelque chose de durable »
De cette dépendance, ces structures aspirent à s’émanciper, au moins en partie. « Je ne conçois pas une activité subventionnée comme quelque chose de durable. Peut-être que c’est compliqué d’être autosuffisant à 100 % — ce sera toujours moins cher de faire énormément de tonnages avec des produits bruts que de faire la même chose avec des invendus collectés, triés et transformés — mais il faut y tendre », dit Damien Demoor. Même son de cloche du côté de J’aime Boc’oh. L’entreprise ne cherche pas à se passer des aides pour les contrats d’insertion, car cette activité fait partie de sa raison d’être, mais son directeur aimerait s’affranchir davantage des fondations, qui « financent souvent du développement de projets, peu de la pérennisation ».
Depuis début 2022, ces structures de transformation d’invendus alimentaires à vocation sociale réfléchissent donc à la création d’un réseau national, épaulées par la chambre française de l’économie sociale et solidaire ESS France et des fondations privées comme celles d’AG2R, Carrefour, Carasso, Bonduelle ou le fonds de dotation Biocoop. Un moyen de fédérer réflexions et solutions. De voir un peu plus grand pour pérenniser le modèle économique. Plusieurs pistes sont explorées, qui permettraient en plus de valoriser davantage d’invendus.
Diversification et changement d’échelle
Cela pourrait passer par un changement d’échelle, pour vendre plus de quantités. Il faudrait alors tendre vers les prix classiques pour convaincre plus de consommateurs et donc faire « des investissements pour se tourner vers un modèle un peu plus industriel, pour traiter des volumes plus importants et simplifier la collecte », décrit Damien Demoor.
Handicap Travail Solidarité finalise en ce moment l’achat d’un bâtiment qu’elle va aménager avec des machines pour transformer davantage d’invendus. La cuisine ne se fera plus en direct des Esat, ce sont les travailleurs handicapés qui s’y déplaceront. Il faudra sans doute moins mettre les mains à la pâte qu’à l’Esat Sésame Services, mais plus superviser des machines… Confiture Re-belle va aussi déménager cette année à Stains (Seine-Saint-Denis) et investir dans des machines pour diversifier sa production, en espérant sauver quatre fois plus de fruits et légumes d’ici 2030.

Le nombre de structures pourrait aussi être multiplié. « Les enjeux de gaspillage alimentaire et les besoins sociaux se retrouvent dans d’autres régions. Notre modèle peut donc se dupliquer ailleurs », avance Élodie Theme. Confiture Re-belle réfléchit ainsi à une « stratégie d’essaimage » pour transmettre les bonnes pratiques aux « nombreux porteurs de projets qui [la] sollicitent depuis toute la France ».
Rendre l’antigaspillage aussi évident que le bio
Un travail de lobbying est également à imaginer. « Ces structures ont un rôle positif pour l’État, puisqu’elles emploient des personnes qui sinon seraient sans emploi. Il faut qu’on soit en capacité de montrer ce type de plus-value pour que les pouvoirs publics préservent les dispositifs qui nous permettent d’être concurrentiel par rapport au secteur lucratif », affirme Aurore Médieu, chargée de l’économie circulaire et de la lutte contre le gaspillage alimentaire chez ESS France.
Des arguments qui pourraient par exemple permettre de négocier une TVA à taux zéro sur l’antigaspi, de forcer les supermarchés à organiser leur collecte d’invendus ou d’inciter les régions à investir dans des outils de transformation à grande échelle. « On peut peut-être travailler sur une marque ou sur un label », avance aussi Baptiste Bourdeau. Avec l’espoir qu’un jour « vendre de l’antigaspi soit aussi évident que de vendre du bio ». Cela aurait de quoi réjouir David, qui travaille à l’Esat Sésame Services et dépose la pâte à cookie sur les plaques avant qu’elles passent au four : « Ils pourraient en mettre dans tous les Esat, des pâtisseries. C’est ce que j’aime faire le plus. »