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ReportageClimat

Quatre ans après le typhon Haiyan aux Philippines, Tacloban panse encore ses plaies

Le 8 novembre 2013, la ville côtière de Tacloban, aux Philippines, était dévastée par le typhon Haiyan. Quatre ans jour pour jour après la catastrophe, qui a causé la mort de plus de 6.000 personnes, de nombreux bâtiments restent délabrés, les relogements ne sont pas achevés, des millions d’euros d’aide ont disparu. Mais la vie continue.

  • Tacloban (Philippines), reportage

D’aussi loin que Maria Rosario Baron s’en souvienne, le jeudi 7 novembre 2013, tous les responsables des quartiers s’étaient réunis autour d’Alfred Romualdez, maire de Tacloban, ville côtière la plus peuplée de la région des Visayas orientales, aux Philippines. Ce jour-là, les mines étaient graves : selon les climatologues, un redoutable typhon nommé Haiyan — Yolanda pour les Philippins —, attendu dans la nuit, menaçait les 240.000 habitants de la principale cité de l’île de Leyte.

La ville de Tacloban, aux Philippines.

Maria Rosario Baron, 58 ans, responsable du barangay (quartier) 68, a alerté ses conseillers. Il fallait d’urgence passer le mot et évacuer. Nombre d’habitants seraient exposés aux vents et aux tumultes des vagues, depuis leurs frêles taudis à fleur d’eau. Ils étaient invités à se rassembler dans des maisons en dur ou à se réfugier en hauteur, dans l’école du coin, transformée en centre d’évacuation. « Certains n’ont malheureusement pas souhaité abandonner leurs affaires », raconte Maria, qui hébergeait ce soir-là près de soixante personnes dans son petit baraquement de béton.

Maria Rosario Baron, responsable du « barangay » 68, chez elle.

Neal, électricien et jeune père de famille, était de ceux-là. Sa cahutte de bois et de tôle était selon lui assez haute pour ne pas être submergée. « Ce n’était pas le premier typhon auquel on avait affaire, c’est très fréquent ici », explique aujourd’hui le trentenaire. Les Philippines subissent en moyenne une vingtaine de typhons par an. « On ne pouvait s’imaginer que Haiyan serait différent des autres, d’une telle envergure… » Dans la nuit, rien à signaler. Le temps restait clément, la brise légère. Soudain, le vendredi peu avant l’aube, le vent s’est élevé à grand fracas et commença à s’abattre sur Tacloban. En contrebas, la mer s’agitait et montait. Au petit matin, le bidonville se défaisait comme un château de cartes. Vite submergé, Neal parvint à attraper sa petite fille âgée d’à peine trois ans. Nageant, se débattant de son seul bras libre, s’écorchant au milieu des débris brassés par les vagues puissantes. « Je faisais tout mon possible pour sauver ma fille, la maintenir hors de l’eau mais, malgré tout, elle a fini par se noyer. J’ai posé ma main gauche sur une planche, qui m’a permis de flotter, et j’ai perdu son corps dans les flots. En quelques minutes, Haiyan m’a tout pris. »

Neal, électricien dans le « barangay » 68, garde précieusement, chez lui, les photos de sa fille, noyée lors du passage d’Haiyan.

« Je ne reconnaissais rien » 

Haiyan, super-typhon de catégorie 5, est l’un des plus violents jamais enregistrés sur Terre. Ses vents ont atteint les 380 km/h [1]. Il a laissé derrière lui une ville bouleversée par l’odeur de la mort, un champ de ruines où se mêlaient briques pulvérisées, tôles broyées, morceaux de plastique et de bois éparpillés. D’immenses carcasses de bateaux étaient encastrées dans les terres : leur course folle a détruit des pans entiers de quartiers.

Les restes de la baraque de Neal étaient gorgés d’une eau huileuse. « Les gens étaient dévastés, se remémore Maria, dont la maison a tenu le coup. Nous n’avions plus de nourriture, ni d’eau potable. Encore moins d’électricité. Nos vêtements étaient trempés. Nous étions livrés à nous-même. » Impossible d’appeler à l’aide et les routes, impraticables, ne permettaient de toute façon aucun convoi. À l’aéroport, les pilotes de petits avions étaient les seuls à pouvoir atterrir, en naviguant à vue. Les médecins, les policiers et les équipes de secours de la ville étaient aussi victimes du sinistre et ne pouvaient mener à bien leurs missions. Pour s’en sortir les premiers jours, les Taclobanais ont été contraints de piller les magasins. La loi martiale, autorisant l’emploi de la force armée, a été décrétée par le gouvernement. « Dans notre malheur, se souvient Maria, on a retrouvé, dans le bateau qui a échoué au milieu du quartier, des tonnes de riz. Elles ont pu être partagées aux abords du centre d’évacuation. »

Quatre ans après, les stigmates du passage du typhon Haiyan sont toujours visibles dans les quartiers de Tacloban.

« Le gros problème dans tout ça, c’était les corps », poursuit la cheffe de quartier. Le lourd bilan humain est aujourd’hui estimé, selon les sources, entre 6.000 et 10.000 morts. « Cinq jours après Yolanda, ça commençait à sentir très fort. J’étais inquiète, en laissant les corps dans les rues, on s’exposait à des maladies. » Elle a décidé de réquisitionner les menuisiers de son barangay. « On s’est attelés à récupérer un maximum de bois, et ils ont confectionné des cercueils de fortune. On aurait voulu offrir meilleur sort à nos défunts mais, vu le contexte, on ne pouvait pas attendre plus longtemps. »

Vue d’un bidonville à la frontière entre le « barangay » 36 et le quartier Anibong.

« C’était terrible », raconte Roderick, membre de l’équipe de secours de la ville. Après avoir passé les deux premiers jours post-Haiyan auprès de sa femme et ses deux filles, cet ancien militaire aux bras musclés, spécialisé dans le soutien technique, a essayé d’établir une communication avec la capitale, Manille, pour organiser l’acheminement de l’aide. Sans succès. « Je regardais au bord de la mer, ou en direction de la grande route qui traverse la ville, se souvient-il. Je ne reconnaissais rien. On a trouvé des blessés, des gens vraiment mal en point. Des corps, aussi. J’ai dû porter celui d’un enfant, tellement fragile. On a pris un drap blanc, on l’a couvert. On l’a fait des tonnes de fois cette semaine-là, presque machinalement. » Des mois après la catastrophe, les Taclobanais ont continué de retrouver des victimes de Yolanda.

Roderick, membre de l’équipe de secours de Tacloban.

 « L’aide du gouvernement a été très sélective »

Selon Maria, le 10 novembre, deux jours après Haiyan, le DSWD (département des Aides sociales et du Développement) est parvenu à approvisionner son barangay en nourriture et secours médicaux. Roderick, résidant dans un quartier plus reculé, entre deux collines, estime avoir reçu de l’aide au moins une semaine plus tard, et principalement des différentes ONG arrivées sur place. « L’aide du gouvernement a été très sélective, déplore-t-il. Ma femme est enseignante et donc fonctionnaire. On a fini par recevoir de l’aide de l’État. Mais tous n’ont pas eu cette chance… » Certains habitants ont dénoncé une forte inégalité dans la répartition des aides. Le flou persiste toujours autour de la distribution des sommes versées par des organisations internationales à l’État philippin, et dont la totalité ne serait pas arrivée aux victimes du typhon.

En septembre 2014, une commission indépendante a publié un rapport accablant, décrivant le gaspillage par le DSWD de plus d’un million d’euros de nourriture. Le DSWD aurait aussi « échoué » à distribuer près de 11 millions d’euros provenant notamment de l’aide internationale, censée être allouée à l’aide aux sinistrés [2].

L’épave du « Ligaya V », échouée cent mètres dans les terres à cause des puissantes vagues et des vents violents d’Haiyan.

Après le typhon, sans ressources, Neal est resté quelque temps dans un centre d’évacuation. Meurtri. « Avant, le 8 novembre, c’était mon jour d’anniversaire, explique-t-il. Désormais, c’est surtout l’anniversaire d’Haiyan, un jour douloureux. J’ai fini par revenir où je vivais, mais j’étais terrifié à l’idée de ne pas pouvoir me débarrasser du souvenir de ma fille et de mes parents, qui ont péri eux aussi. » Quatre ou cinq mois durant, il a erré avec un petit chariot, récupérant des circuits électriques dignes d’être rapiécés ou des matériaux pouvant être vendus. Il s’est reconstruit une cahutte, sur les décombres de la première. À peine plus solide, en attendant mieux. Quatre ans après Yolanda, il vit toujours dans son 6m2. Trois chaises, un petit établi truffé de composants électroniques, des photos de sa fille. Pas de lit. « Je suis sur la liste des bénéficiaires d’un programme de relogement, dans une zone plus sûre. Ici, c’est trop dangereux. Le problème, c’est qu’à ce jour, les constructions ne sont toujours pas terminées. »

Un habitant du « barangay » 68.

« La vie est plus importante que tout le reste » 

« La municipalité nous a mis à disposition, gratuitement, un endroit sûr pour reloger les habitants les plus en danger, embraye Maria. Mais il n’est pas encore au point. À terme, 249 familles profiteront de logements en béton. » Quelques irréductibles, souvent pêcheurs, sont moins enclins à s’éloigner du rivage. « Ils connaissent désormais les risques, dit Maria. Mais je pense qu’ils ont compris que la vie était plus importante que tout le reste. Pour preuve, en 2014, ils se sont tous mis à l’abri avant l’arrivée de typhon Hagupit. Et nous n’avons déploré aucun mort. »

Quatre ans après, les stigmates du passage du typhon Haiyan sont toujours visibles dans les quartiers de Tacloban.
La proue du « MV Eva Jocelyn », désormais transformée en mémorial. Le cargo a ravagé toute une partie du « barangay » 68 le 8 novembre 2013.

Roderick, de son côté, a profité de l’aide allouée à sa famille pour reconstruire sa maison, tout en béton. Elle a depuis parfaitement tenu le choc. Toujours membre de l’équipe de secours de la ville, il s’estime mieux préparé au cas où un nouveau super-typhon viendrait à frapper sa ville. « Mais je crains, glisse-t-il, qu’au fil des années les typhons tropicaux ne gagnent encore en intensité » Les habitations de ses voisins, plus précaires, seraient encore plus menacées. En guise de toit, des morceaux de tôle ont remplacé les feuilles de cocotier, et les fondations des maisons ont parfois pu être consolidées par quelques niveaux de parpaings. Mais, dans l’ensemble, les structures n’ont pas été révolutionnées.

Sur les toits des maisons du « barangay » 68, les morceaux de tôle ont remplacé les feuilles de cocotier.

À Tacloban, les gravats, les bâtiments partiellement détruits tel, dans la zone portuaire, un hôtel aux façades éventrées et laissé à l’abandon, viennent à rappeler quotidiennement ce triste 8 novembre 2013. La proue du MV Eva Jocelyn, bateau échoué au beau milieu du barangay 68, a été transformée en mémorial. Pour le quatrième anniversaire du passage d’Haiyan, une messe y sera célébrée.


LE PORT-FOLIO DE NOTRE REPORTAGE À TACLOBAN


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