Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageMonde

Tigres et animaux sauvages victimes de la guerre en Birmanie

À cheval sur la Thaïlande et la Birmanie, la région du Dawna Tenasserim accueille de nombreuses espèces d’animaux menacées. Ce territoire protégé et sacré est désormais ébranlé par la guerre civile.

Région du Dawna Tenasserim (Birmanie), reportage

Saw Lal Bwal Flo transpire à grosses gouttes. Après trois heures de marche à vive allure dans la moiteur d’une jungle épaisse, le jeune combattant karen, un groupe ethnique, pointe du doigt un filet de fumée qui s’échappe d’une colline à l’horizon. C’est l’un des camps secrets des Forces de défense du peuple, l’organisation mère de la rébellion antigouvernementale birmane, aujourd’hui retranchée dans les coins les plus reculés du pays. Là se trouvent 200 soldats karens, hommes et femmes, anciens civils venus combattre la junte militaire au pouvoir depuis deux ans. C’est ici, aussi, que de nombreuses espèces en danger trouvent refuge.

On y trouve entre autres la chauve-souris bourdon, l’un des plus petits mammifères au monde, l’éléphant d’Asie, le crocodile du Siam, menacé d’extinction, et d’autres espèces rares et endémiques, telles que la brève de Gurney et le yak sauvage. Quoi de mieux pour se cacher des balles et des bombes qu’un ciel épais de branches et de feuillages luxuriants, comme c’est le cas ici ? Depuis la Thaïlande, le long d’une frontière poreuse, nous venons en effet d’entrer clandestinement dans l’État karen de Birmanie.

© Louise Allain / Reporterre

La Birmanie, réputée pour ses millions d’hectares de forêts naturelles de teck, un bois convoité dans le monde entier, en est recouverte sur près de la moitié de son territoire. Dans le Dawna Tenasserim — qui englobe l’État karen, où nous sommes —, c’est même 82 % de la superficie de la région qui reste boisée malgré l’expansion de l’agriculture, le développement d’infrastructures et les trafics. Elle est aussi devenue le symbole de la résistance depuis le coup d’État du 1er février 2021, qui a fait sombrer la Birmanie dans la guerre civile en plaçant au pouvoir le général autoritaire Min Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée.

Après plusieurs semaines d’entraînement, de jeunes combattants des Forces de défense du peuple reçoivent armes et équipements, quelque part dans la jungle de l’est de la Birmanie. © Pierre Terraz / Reporterre

Guerre en terre sacrée

On trouve surtout, dans le Dawna Tenasserim, le tigre, dont la population est ici l’une des plus nombreuses de la planète. En tout, ils seraient près de 200 à peupler ce vaste territoire, soit près de 5 % de la population mondiale. Par ailleurs, « sept des neuf espèces de grands félins qui peuplent notre globe sont représentées dans cette seule région », souligne un rapport de l’ONG WWF, présente sur place. À savoir : le léopard d’Indochine, la panthère nébuleuse, le chat doré d’Asie, le chat marbré, le chat de jungle et le chat-léopard du Bengale. Des espèces considérées comme vulnérables, menacées ou en voie d’extinction partout ailleurs dans le monde.

Plus étonnant encore : « La présence potentielle du chat pêcheur, autrefois répandu à travers toute l’Asie du Sud-Est, mais qui a désormais la deuxième aire de répartition la plus restreinte des félidés sauvages sur le continent », indique le rapport. La dernière de ses rares apparitions remonte à une photo enregistrée par un piège photographique, en 2002, dans le parc national de Kaeng Krachan, qui borde le Dawna Tenasserim. Ainsi, quelque 30 000 km2 ont été protégés en vue de la préservation de ces grands félins.

Des rebelles birmans patrouillent autour d’un camp secret des Forces de défense du peuple, dans l’état Karen de Birmanie. © Pierre Terraz / Reporterre

Leur présence fait d’ailleurs partie des multiples raisons qui font de la zone une terre sacrée aux yeux des communautés qui y vivent. « Le terme historique pour désigner la terre karen est “Kaw Lah” », raconte le soldat karen Saw Lal Bwal Flo. Le terme signifie littéralement « terre verte » ou « terre verdoyante ». Au fil du temps, ce nom est devenu « Kawthoolei » et certaines croyances ont persisté. « Les crêtes ne sont jamais cultivées malgré l’expansion de l’agriculture dans tout le pays. Elles restent considérées comme des terres extrêmement sacrées », explique une jeune institutrice du village d’Onkrengkhi. Le Dawna Tenasserim, qui court sur deux chaînes de montagnes, en possède de nombreuses.

La minorité ethnique considère ainsi depuis toujours son territoire et son peuple comme quasi indépendants de l’État central. «  Cette colline est à nous, explique un soldat des Forces de défense du peuple. Celle juste en face est tenue par l’armée. Ils y ont installé un avant-poste et viennent patrouiller de temps en temps de notre côté, mais les agriculteurs et les habitants du village voisin nous préviennent toujours de leur venue. On a déjà capturé quatre de leurs soldats. » Paradoxalement, donc, les Karens sont pris en étau entre leur désir de préservation d’une nature dont ils font partie intégrante, et une forme de nécessité d’y faire la guerre, donc de la détruire.

Un rebelle birman nettoie son arme dans un avant-poste des Forces de défense du peuple, dans l’état Karen de Birmanie. © Pierre Terraz / Reporterre

Efforts de conservation gâchés

Dans ce contexte, le sort des espèces menacées du Dawna Tenasserim est incertain. Plus que toute autre espèce animale, la survie des félins dépend de leur territoire, mais aussi de leur écosystème. Et justement, le territoire laissé aux félins de Birmanie s’est extrêmement réduit avec la guerre. Non seulement les bombardements sur les camps de la résistance, très fréquents dans la région, sont d’importants éléments perturbateurs, mais le passage régulier d’avions, de drones et les combats terrestres endommagent la faune. Le conflit a aussi engendré un contrôle militaire strict de la frontière côté thaïlandais, qui divise le Dawna Tenasserim en deux et affecte la circulation animale dans leur sanctuaire à cheval sur deux nations.

« La meilleure manière de protéger le tigre est de lui offrir un nombre suffisant de proies sur un territoire suffisamment large », explique Thibault Ledecq, chargé du suivi des projets de WWF dans la région du Grand Mékong. Or avec la guerre, la concurrence pour la nourriture s’est installée entre les espèces : le nombre de tigres dans la région a déjà chuté drastiquement, passant de 1 200 individus en 1998 à environ 200 aujourd’hui.

Une tenue militaire sèche devant une partie déforestée du Dawna Tenasserim, transformée en cultures agricoles et en routes commerciales. © Pierre Terraz / Reporterre

Fin 2019, plusieurs signes positifs avaient pourtant été relevés dans le Dawna Tenasserim. Notamment la capture d’un gaur, le plus grand bovin du monde, par un tigre mâle. « Même pour ce prédateur imposant, il est extrêmement rare de réussir à tuer une telle proie », explique Rungnapa Phoonjampa, de WWF en Thaïlande. De fait, un gaur pèse en moyenne entre 700 et 1 000 kilos et mesure jusqu’à 3 mètres de long. Il a donc fallu que le félin soit en très bonne santé pour parvenir à chasser la bête.

Des enfants dans un camp de réfugiés proche de la frontière thaïlandaise. Des milliers de personnes ont fui le centre de la Birmanie pour la sécurité relative du Dawna Tenasserim, où l’armée est moins présente. © Pierre Terraz / Reporterre

L’élevage de proies comme ces ongulés faisait partie des engagements de WWF sur le terrain pour assurer suffisamment de ressources aux tigres. Mais depuis la guerre, nombreux sont les actions de conservation qui ont dû être abandonnés ou mis en pause. La formation de rangers karens pour lutter contre le braconnage, en partenariat avec le Karen Wildlife Conservation Initiative (KWCI), un organisme local, pose notamment problème. « Nous devons négocier avec les populations, que nous sommes désireux de continuer à former, pour que l’argent investi ne soit pas détourné pour acheter des armes et alimenter la résistance, assure Thibault Ledecq. Cela est l’une de nos principales craintes aujourd’hui. »

Interrogé sur ce point, Heron Holloway, directeur de la communication du bureau birman de WWF, répond que « décision a été prise par la direction de ne pas répondre aux médias ». Les efforts de conservation étant gelés, voire détournés, et la guerre plus que jamais en marche, l’avenir des espèces menacées est mal engagé.


Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois de septembre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende