Un parc éolien marin va-t-il dégrader la biodiversité dans la baie de Saint-Brieuc ?

Les tractopelles creusent la plage pour poser les câbles. - © Hortense Chauvin/Reporterre
Les tractopelles creusent la plage pour poser les câbles. - © Hortense Chauvin/Reporterre
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Énergie Eau et rivièresLe projet de parc éolien de la baie de Saint-Brieuc, pilier du renouvellement énergétique français, a entraîné un front de résistance unissant pêcheurs et associations écologistes. Les incertitudes qui demeurent en dépit de nombreuses études soulignent le manque de connaissances sur les conséquences environnementales d’une telle infrastructure.
Erquy (Côtes-d’Armor), reportage
Au mois de juin, il est d’usage de rencontrer des baigneurs sur la plage de Caroual, dans le département breton des Côtes-d’Armor. Cette année, une tout autre vision attend les promeneurs : sur le sable, plusieurs tractopelles s’activent. Elles enterrent les deux gigantesques câbles qui doivent raccorder la terre au futur parc éolien marin de la baie de Saint-Brieuc, à 16 kilomètres au large. Lorsque le brouillard breton se lève, on peut apercevoir à l’horizon la silhouette fantomatique de l’Aeolus, le bateau-plateforme chargé des travaux en mer. D’ici trois ans, soixante-deux éoliennes de 8 mégawatts et 216 mètres de haut devraient le remplacer. « Une chance pour le climat, pour la Bretagne et pour la France », selon la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili. Un saccage environnemental, selon les opposants au projet.

Lancé en 2011 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le parc éolien marin de la baie de Saint-Brieuc doit jouer un rôle majeur dans la stratégie énergétique française. D’ici 2030, le gouvernement espère augmenter de 25 à 40 % la part du renouvelable dans le mix énergétique. Huit projets de parcs éoliens marins sont en cours. Celui de Saint-Brieuc est l’un des plus vivement contestés, à la fois par les associations écologistes et par les pêcheurs. Fait rare : l’association Sea Sheperd, habituellement très critique envers l’industrie halieutique, s’est elle aussi ralliée à la cause des pêcheurs. Elle dénonce un « véritable écocide ».

Katherine Poujol, présidente de l’association Gardez les caps, n’a « pas de mots » assez forts pour critiquer ce projet. Cela fait plus de dix ans qu’elle épuise tous les recours juridiques possibles pour le faire annuler. Gardez les caps, dit-elle à Reporterre, n’est pas une association foncièrement anti-éolienne. Il lui est simplement insupportable que ces parcs soient installés « n’importe où, n’importe comment » : « On s’époumone en disant que l’océan étouffe. À Saint-Brieuc, on a de la chance d’avoir des eaux de bonne qualité, et on les détruit. »
Un parc localisé à un carrefour de la biodiversité
Le choix du site de Saint-Brieuc pour l’implantation d’un parc éolien marin peut en effet surprendre. La zone de 75 km² où doivent être installées les éoliennes est située à seulement 460 mètres du site Natura 2000 « Cap d’Erquy — Cap Fréhel », où vivent de nombreux dauphins et marsouins. Situé dans le couloir migratoire Manche Atlantique, le site est fréquenté par une multitude d’oiseaux, comme les mouettes pygmées, le pétrel tempête, les sternes pierregarin ou encore le puffin des Baléares, menacé d’extinction. Le parc est également à portée d’ailes de la réserve nationale des Sept-Îles, où vit la plus grande colonie de fous de Bassan de France.

La baie de Saint-Brieuc est surtout l’une des zones de pêche les plus productives et les mieux gérées de France. Le projet hérisse donc particulièrement les acteurs du secteur, qui craignent que la présence d’éoliennes ne perturbe poissons, homards, bulots et araignées. « On est de bons élèves, on travaille avec les scientifiques depuis quarante ans pour mettre en place une pêche durable, et ils viennent tout détruire, s’agace auprès de Reporterre Alain Coudray, président du comité départemental des pêches. On appelle ça écologie, moi j’appelle ça destruction de la nature. »
Les pêcheurs sont particulièrement inquiets pour l’avenir des coquilles Saint-Jacques. Le futur parc doit en effet grignoter une partie d’un gisement coquiller. À Erquy, le mollusque est partout : en cendrier sur les tables des cafés, en décoration sur les murs, et même en ingrédient de la pizza « éolienne » d’un restaurant de plage. Sur la cale du port de pêche, les réactions sont univoques : « On est tous contre », lâche un pêcheur. « Ça craint, confirme un de ses collègues. J’ai l’intention d’acheter mon bateau d’ici un an, on se pose des questions. »

« Nous avons défini des mesures qui permettent d’éviter au maximum les effets négatifs », insiste quant à lui Emmanuel Rollin, directeur de la société Ailes marines, gestionnaire du futur parc. La totalité des câbles de raccordement (et non la moitié, comme cela était initialement prévu) seront ainsi enfouis dans le sous-sol marin, explique-t-il. La technique du forage a aussi été préférée à celle du battage, beaucoup plus bruyante, pour installer les pieux des éoliennes. Des compensations financières seront par ailleurs offertes aux pêcheurs en cas de diminution de leur chiffre d’affaires.
« On se moque de nous »
Ces engagements ne parviennent cependant pas à calmer les opposants au projet. Tous jugent la baie de Saint-Brieuc impropre à un projet d’une telle ampleur. « La France est le deuxième pays au monde pour son linéaire côtier, et on n’est pas capable de trouver un endroit qui ne soit ni sur un couloir de migrations ni sur une zone de pêche artisanale, s’interroge Katherine Poujol. On se moque de nous. »

La présidente de Gardez les caps estime que la sélection des zones propices à l’éolien en mer par l’État a été faite « dans la précipitation ». « On compare régulièrement les projets de parcs éoliens en mer français à ceux de la mer Baltique et de la mer du Nord, mais la différence est majeure. Dans les autres pays, l’État choisit une zone à partir d’études de site et d’impact, et lance un appel d’offres seulement après. En France, l’État a d’abord choisi la zone d’implantation des éoliennes avant de lancer un appel d’offres, sans aucune étude préalable. »
Dans un avis de 2016, l’Autorité environnementale regrettait en effet que « la décision nationale de développer l’énergie éolienne en mer n’ait pas été accompagnée de l’effort de recherche approprié pour compléter ces connaissances. » En ce qui concerne le site de Saint-Brieuc, l’étude d’impact n’a été réalisée par Ailes marines qu’en 2015, alors que le ministre de l’Industrie Éric Besson avait déjà autorisé Ailes marines à exploiter le parc éolien depuis trois ans. Aucune étude scientifique sur l’effet global de ce parc sur l’écosystème n’avait été menée au préalable par le gouvernement. Contactés par Reporterre, ni le ministère de la Transition écologique ni la préfecture de la région Bretagne, qui a aidé le gouvernement à définir des zones propices au développement de l’éolien marin, n’ont apporté de précisions quant aux raisons de leur choix.

L’absence d’étude d’impact indépendante est régulièrement décriée par les opposants, qui n’accordent aucune confiance à celle réalisée par Ailes marines, dont les conclusions sont relativement rassurantes. « Ils sont juges et parties, ils peuvent dire ce qu’ils veulent », dit le maire d’Erquy, Henri Labbé. « Ce sont des bureaux d’études indépendants qui ont réalisé cette étude, se défend le directeur d’Ailes marines, Emmanuel Rollin. S’ils étaient en connivence, leur réputation serait entachée, ils n’auraient plus la confiance de l’État. »
Une étude d’impact qui ne convainc pas
Si l’étude d’impact réalisée par Ailes marines a bien été validée par les services gouvernementaux, l’Autorité environnementale jugeait cependant en 2016 que certaines de ses conclusions étaient « insuffisamment étayées ». Elle regrettait notamment que les conséquences du projet sur la biodiversité soient fréquemment considérées comme négligeables ou faibles par le maître d’ouvrage, « sans que l’argumentation soit suffisante ou entièrement convaincante ».

Les risques sont pourtant sérieux : en phase de travaux, le forage des roches sous-marines génère un bruit estimé à environ 173 décibels, l’équivalent d’un gros navire. À terme, ces nuisances sonores peuvent endommager le système acoustique de certaines espèces et encourager les plus sensibles à fuir la zone, comme l’explique un article paru dans le Journal of applied ecology en 2005.
Creuser des trous sous la surface de la mer pour y installer des pieux n’est pas non plus sans conséquence sur les fonds marins. La libération de sédiments occasionnée par les opérations de forage peut accroître la turbidité de l’eau, réduire temporairement la quantité d’oxygène disponible et conduire à une « perte directe d’habitats », selon l’auteur de cette étude. Comme l’a montrée la fuite, le 16 juin 2021, de 100 litres de fluide de forage par le navire chargé des travaux du parc de Saint-Brieuc, la présence de bateaux-plateformes peut également entraîner des pollutions.

Les opposants au projet s’inquiètent particulièrement du rejet d’aluminium dans l’eau par les anodes sacrificielles, des pièces en métal destinées à limiter la corrosion des éoliennes. Les câbles de raccordement modifient également le champ magnétique, ce qui pourrait nuire aux espèces qui l’utilisent pour se repérer dans l’espace. Autre source d’inquiétude : le bruit généré par les pales. Certains mammifères marins présents dans la baie, comme les dauphins, utilisent en effet le son pour écholocaliser, se nourrir et se reproduire.
L’avifaune pourrait également souffrir. L’une des études les plus complètes sur les conséquences des parcs éoliens marins sur la biodiversité a été publiée par l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique, qui collecte des données depuis 2008. Elle montre qu’au moins trois espèces d’oiseaux présents dans la baie de Saint-Brieuc (les fous de Bassan, les guillemots et les pingouins Torda) fuient les parcs éoliens marins. Cette stratégie d’évitement peut nuire à la santé des oiseaux, contraints de se déplacer davantage pour s’alimenter. Certaines espèces de goélands et de cormorans peuvent au contraire être attirées par les éoliennes, ce qui augmente le risque de collision.

Ailes marines se veut cependant rassurante. La direction cite notamment les analyses complémentaires lancées récemment sur le sujet : « Le docteur Chauvaud, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), nous a dit qu’il avait essayé pendant trois ans de tuer des coquilles Saint-Jacques avec du bruit, sans jamais réussir », raconte Emmanuel Rollin. Dans un avis récent, le conseil scientifique du parc éolien en mer de la baie de Saint-Brieuc notait cependant que les niveaux sonores reçus lors des expériences menées en mer par cette équipe étaient en dessous des niveaux enregistrés lors des opérations de forage, et n’étaient donc que « partiellement représentatifs » des nuisances générées par les futurs travaux.
Imperturbables homards
Des études ont également été menées en laboratoire par l’Ifremer. Des homards et des coquilles Saint-Jacques ont été exposés à un champ magnétique similaire à celui ressenti à proximité d’un câble de forte puissance. Les résultats sont là aussi « rassurants », selon Antoine Carlier, chercheur au Laboratoire d’écologie benthique côtière. « Nous n’avons mesuré aucun effet sur le comportement du homard, mais nous avons observé des changements transitoires sur la coquille Saint-Jacques, qui ralentit son activité, dit-il. Mais, dès que l’on interrompt son exposition à un champ magnétique, elle retrouve un rythme d’ouverture et de fermeture normal. » La perturbation du champ magnétique est également limitée dans l’espace : « À 5 ou 10 mètres, elle devient imperceptible. »

D’autres travaux de recherche suggèrent que les changements générés par l’installation d’éoliennes ne sont pas toujours négatifs à long terme. Dans certains cas, les modélisations montrent que de nouvelles espèces (comme des moules) peuvent venir se fixer aux mats d’éoliennes : c’est ce que l’on appelle « l’effet récif ». « À l’avenir, il faudra surveiller l’arrivée d’espèces invasives venant d’autres écosystèmes », prévient cependant Nathalie Niquil, directrice de recherche au CNRS et coordinatrice d’un projet scientifique sur le sujet.
Ces résultats ont cependant des limites. À l’avenir, les parcs éoliens sont amenés à se multiplier, sans que les effets cumulés de ces perturbations soient encore bien compris. « À ce jour, on ne sait pas quels pourraient être les conséquences à très long terme pour les espèces qui se déplacent sur le fond marin et auraient à traverser une multitude de câbles pour atteindre leurs aires de reproduction ou d’alimentation privilégiés », note Antoine Carlier.

D’autre part, les études menées concernent souvent une seule espèce « modèle ». Leurs résultats ne peuvent être généralisés à l’ensemble des crustacés, poissons, oiseaux et autres mammifères marins. « Chaque scientifique explore un aspect très pointu de l’impact des parcs éoliens, mais nous manquons d’un regard global », déplore Katherine Poujol. Ces incertitudes devraient selon elle inciter le gouvernement à faire preuve de davantage de prudence dans le choix des zones de développement de l’éolien marin. « Il est important de réfléchir au positionnement des nouveaux sites, suggère également Nathalie Niquil. Quand on a une zone bien préservée, de manière générale, il vaut mieux la sanctuariser et ne pas y mettre d’éoliennes. »