Valérie Masson-Delmotte, scientifique de sang-froid quand le climat chauffe

Valérie Masson-Delmotte suite à la réunion de travail avec les experts du climat et le président Emmanuel Macron à l'Élysée, le 4 mai 2022. - © Daniel Pier / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Valérie Masson-Delmotte suite à la réunion de travail avec les experts du climat et le président Emmanuel Macron à l'Élysée, le 4 mai 2022. - © Daniel Pier / NurPhoto / NurPhoto via AFP
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Sciences ClimatLa paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte définit son engagement par une diffusion des connaissances scientifiques. Raison pour laquelle elle s’investit depuis 2015, sans compter ses heures, au sein du Giec. [Série 2/4]
[Série 2/4] Vous lisez la série « Crise écologique : la révolte des scientifiques ». La suite est ici.
Si la patience avait un visage, ce serait sans doute le sien. La paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte semble dotée d’un super-pouvoir : celui de ne jamais perdre son calme. L’homme politique Claude Allègre prétend que le changement climatique n’existe pas ? Elle le mouche lors d’un débat à la télévision, en 2010, imperturbable. Douze ans plus tard, le club de football Paris Saint-Germain crée la polémique en refusant de prendre des transports bas carbone ? Avec le sourire, elle affirme à la radio que Kylian Mbappé serait pourtant « un excellent ambassadeur » pour le climat.
Peu importe la situation, Valérie Masson-Delmotte reste calme, n’entre pas dans des clashs, et déroule plutôt son discours — un condensé clair et précis des connaissances sur la paléoclimatologie, soit la science des climats passés. Une « maîtrise » qu’elle explique par sa passion, depuis son adolescence, pour le judo. « Ce sport a façonné beaucoup de choses dans ma manière d’être : le respect, le fait de vouloir être bienveillante ou d’essayer de contrôler mes propres émotions », analyse-t-elle, lunettes vertes sur le nez, assise dans son petit bureau du Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Elle le reconnaît : c’est tout de même un « gros effort » d’alerter sur l’urgence climatique depuis des années, et de rester patiente face à des personnes qui s’en fichent. « Intérieurement, je soupire », admet-elle en riant. Sans jamais rien laisser paraître. Elle a remarqué que « s’énerver, ça ne marche pas du tout pour attirer l’adhésion » — particulièrement quand on est une femme, perçue comme « hystérique » au moindre haussement de voix. Elle préfère donc poursuivre inlassablement ses interventions, du ton le plus pédagogique possible. Des prises de parole saluées par ses collègues, qui louent sa rigueur et son intelligence.

Que les connaissances « soient accessibles pour le reste de la société »
À 51 ans, Valérie Masson-Delmotte se définit « depuis longtemps » comme une scientifique engagée. Son investissement a commencé dès ses débuts en paléoclimatologie, dans les années 90, en mesurant « le fossé » entre les connaissances qu’elle acquérait, et celles du grand public. Depuis, son objectif est de partager et diffuser ses savoirs. « Je veux que les connaissances produites par la communauté scientifique soient accessibles pour le reste de la société », répète-t-elle souvent.
De la même façon, elle lutte contre la désinformation : la paléoclimatologue aime parfois utiliser les réseaux sociaux, comme Twitter ou LinkedIn, pour redonner un contexte scientifique à un événement d’actualité. Mais sans jamais entrer dans une polémique clivante, elle qui a horreur des « petites phrases » et de la recherche permanente du buzz.
« L’action de la France pour le climat est tiède »
Son engagement passe également par le fait de communiquer sur ses pratiques individuelles, comme ses déplacements à vélo ou son régime alimentaire végétarien. Des choix faits pour être « cohérente » avec elle-même, et pour alerter politiquement. « J’ai choisi de rendre visibles des choses qui sont accessibles à tous sans barrière économique, mais qui demandent un cadre collectif — l’aménagement de pistes cyclables, une option obligatoire dans la restauration collective, etc. — pour que ce soit faisable. » En clair, qui demandent une action politique forte.

Mais aujourd’hui, elle ne s’imagine pas aller participer à une action de désobéissance civile pour porter ce type de revendications — comme peuvent le faire certains de ses collègues, avec le collectif Scientifiques en rébellion. « Je comprends qu’ils cherchent à porter une parole de scientifiques en décalage avec les choix de société, pour bousculer, affirme-t-elle. Mais je me pose toujours la question de ce qui fonctionne pour secouer les gens, pour amener des éléments de réflexion. »
Or, dans la petite ville où elle réside en Essonne, elle remarque que les actions symboliques, dans des musées ou pendant des événements sportifs, n’attirent pas l’attention des gens. Ils font rire plutôt que réfléchir. D’où sa réticence à s’engager dans la désobéissance civile — à laquelle s’ajoute sa peur de ne plus être prise au sérieux si elle participait à un blocage.
Une question de génération ? Une de ses filles lui reproche parfois de ne pas aller assez loin. « J’ai été éduquée par mes parents [deux professeurs d’anglais] dans le respect des institutions et des règles, c’est aussi pour cela que j’ai beaucoup de mal à avoir un ton agressif ou à mener des actions disruptives, confie la chercheuse. Ce n’est pas dans ma nature. »
« Un rythme non-stop »
Cela dit, personne ne pourrait reprocher à Valérie Masson-Delmotte de ne pas s’investir suffisamment dans la lutte contre le changement climatique. La chercheuse originaire de Nancy (Meurthe-et-Moselle), diplômée de l’École centrale de Paris, travaille au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement du CEA depuis 1996. Elle est également coprésidente du groupe 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) depuis 2015. Comme le reste des experts du Giec, Valérie Masson-Delmotte est engagée bénévolement — même si elle reste payée par le CEA, comme lorsqu’elle était « seulement » chercheuse.
En clair, depuis sept ans, elle sélectionne les auteurs des rapports, coordonne le groupe, relit et supervise les textes… « C’est un rythme non-stop, avec des moments hyper intenses où c’est quasiment 24 heures sur 24, raconte-t-elle. On travaille avec des scientifiques du monde entier, avec différents fuseaux horaires. Ça ne s’arrête jamais. » Son mari, Marc Delmotte — également chercheur au sein du même laboratoire — évalue la charge de travail de son épouse à environ 80 heures par semaine. Sa boîte mail contient plus de 6 000 courriels non lus, en attente de réponse. Elle culpabilise souvent de ne pas être capable de répondre à tout le monde.
Difficile de jongler entre travail de recherche, expertise pour le Giec et pour le Haut Conseil pour le climat (dont elle est membre depuis 2018), sollicitations des médias, rencontres avec le grand public… Elle a même formé le gouvernement aux enjeux climatiques, puis une centaine de députés, à l’automne 2022. « Heureusement j’ai un cadre familial stable qui aide, sinon ce serait quasi impossible de tout faire », insiste-t-elle. Le rythme va toutefois s’atténuer dans les prochains mois : en juillet, le prochain bureau du Giec sera élu. Valérie Masson-Delmotte cédera sa place, et cessera toute implication dans le groupe d’experts. Ce sera pour elle le moment de reprendre réellement ses projets de recherche, notamment en Antarctique.
Malgré une grosse charge de travail et un changement climatique qui s’accélère, la chercheuse n’est pas fataliste. Si elle affirme sans détour que « l’action de la France pour le climat est tiède », car le « cadre de gouvernance nécessaire » n’a toujours pas été mis en place (notamment une planification écologique avec des objectifs déclinés par secteur et un suivi) ; elle remarque toutefois que « les valeurs des gens évoluent lentement ». Et que c’est donc aux scientifiques (entre autres), de réfléchir ensemble aux ressources à mettre à la disposition de ces personnes, pour leur permettre d’aller plus vite.