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EntretienClimat

« Dans les musées, les œuvres sont instrumentalisées par l’industrie fossile »

Le groupe de théâtre BP or not BP a protesté contre le financement du British Museum par le groupe pétrolier BP, à Londres, en avril 2022.

Alors que des militants écolos ont multiplié les actions dans les musées, Olivier Petitjean, cofondateur de l’Observatoire des multinationales, rappelle que ces institutions reçoivent des financements d’entreprises climaticides.

De la soupe sur une toile de Van Gogh en Angleterre, de la purée sur un tableau de Monet en Allemagne (oeuvres sous verre), de la peinture sur une statue de Charles Ray en France… En 2022, les activistes ont multiplié les actions dans l’enceinte de grands musées. L’objectif ? Alerter sur l’urgence climatique, et notamment sur l’énorme pollution engendrée par des multinationales climaticides.

De quoi rappeler en creux une autre problématique : le fait qu’en France comme ailleurs, nombre de musées nationaux sont en partie financés par le mécénat de grandes entreprises. La fondation TotalÉnergies est ainsi particulièrement active en la matière. Le plus gros pollueur de notre pays a en effet des partenariats avec le Louvre, le Quai Branly, le Muséum national d’histoire naturelle… On peut également citer le mécénat de plusieurs groupes bancaires extrêmement polluants (la fondation BNP Paribas, « mécène fidèle et reconnu des musées », la fondation Crédit agricole pays de France…). Pour le cofondateur de l’Observatoire des multinationales Olivier Petitjean, ces dons financiers aux musées — par ailleurs largement défiscalisés… — permettent à ces compagnies de « renforcer leur emprise sur notre société, notre économie, nos gouvernants ».



Reporterre — Le financement des musées nationaux en France par des multinationales climaticides est-il une affaire récente ?

Olivier Petitjean — Les liens entre élites économiques et le monde culturel en France ne datent pas d’hier. Cela dit, depuis 2003, nous avons tout de même une spécificité très forte dans notre pays. Cette année-là a été adoptée la loi Aillagon sur le mécénat, qui permet à une entreprise mécène de bénéficier d’une réduction d’impôts sur les sociétés à hauteur de 60 % du don.

Depuis 20 ans, du fait de ce régime fiscal extrêmement avantageux, on observe une augmentation continue du mécénat d’entreprise, notamment à destination du monde de la culture. Mais au-delà de ces facilités fiscales, l’enjeu de la réputation est de plus en plus important pour ces compagnies. En devenant mécènes, des multinationales très controversées, notamment pour leur impact climatique, entendent soigner leur image. C’est le cas de TotalÉnergies, ou de BNP Paribas.

Vendredi 14 octobre, deux activistes écolos ont lancé de la soupe à la tomate sur un tableau de Van Gogh. Rich Felgate / @finitedoc

Quelles rétributions symboliques ces entreprises tirent-elles du mécénat ?

Ce type de mécénat relève de ce que l’on appelle le philantrocapitalisme : ces financements sont intégrés au modèle de ces entreprises en tant que dépenses nécessaires et utiles pour légitimer leur image et faciliter leurs affaires. Devenir mécènes d’un grand musée leur permet en effet de soigner leur image vis-à-vis du public. De même vis-à-vis des médias — des journalistes sont invités à des vernissages d’exposition, etc. —, mais aussi de leurs partenaires commerciaux et des pouvoirs publics.

Cela témoigne de la privatisation du patrimoine public culturel, avec par exemple la privatisation de musées pour organiser des évènements, des soirées. Lors de ces évènements, des multinationales invitent leurs grands clients voire, s’agissant de TotalÉnergies, les autorités de certains pays. Cela participe de la création d’« effets de bulle », à savoir tous ces espaces où se rencontrent exclusivement les élites économiques et politiques. Cela a une influence sur les politiques publiques par la suite.



La défiscalisation permise par le mécénat d’entreprise — qui représente donc un manque à gagner pour la puissance publique — s’inscrit dans un contexte de baisse tendancielle des dotations d’État aux musées nationaux… Comment expliquer cette attitude de l’État ?

C’est avant tout idéologique : depuis plusieurs années, l’État est dans une logique de réduction des dépenses publiques. Pour inciter le secteur privé à mettre la main à la poche, il a créé des crédits d’impôts, notamment dans le cadre du mécénat. À ceci près que ces crédits d’impôts sont très avantageux pour les entreprises. On a donc d’un côté la puissance publique qui baisse ses crédits directs aux grandes institutions culturelles… et, dans le même temps, l’État dépense indirectement cet argent via des crédits d’impôts accordés aux grandes entreprises. Mais je pense que si l’on faisait le bilan, on verrait que, au final, l’État ne s’y retrouve pas financièrement.

La Fondation Louis Vuitton a été en partie financée par des crédits d’impôts. CC BY-SA 2.0 / Architecte Franck Gehry / piotr iłowiecki / Flickr via Wikimedia Commons

En tout cas, un tel phénomène n’est guère étonnant : il y a beaucoup d’allers-retours et de liens entre la direction des grandes entreprises, le gouvernement, et la haute fonction publique. Sans compter les conseils d’administration des institutions culturelles, qui accueillent pour nombre d’entre elles des représentants d’entreprises… Toutes ces personnes sont tellement habituées à se côtoyer qu’elles ne voient plus la différence.

En revanche, du côté des citoyens qui se rendent dans ces musées, il y en a une : cela contribue à dévier ces grandes institutions de leur mission première, tout en nuisant à leur image. En effet, en raison du désengagement de l’État, ces musées se préoccupent énormément de comment réussir à attirer des mécènes. Par ricochet, cela implique qu’ils vont moins développer des expositions qui pourraient déplaire à leurs financeurs.



En quoi ce phénomène est-il préjudiciable d’un point de vue écologique ?

Par le fait que cela contribue à entretenir et à renforcer l’emprise de ces multinationales, notamment celles du secteur des énergies fossiles et de la banque, sur notre société, notre économie, nos gouvernants. C’est un moyen de lobbying employé par ces grandes entreprises pour maintenir le statu quo, et leur donner de la légitimité.

Par ailleurs, dans certains cas, cela leur permet de faciliter leur business quand elles organisent des soirées dans ces musées avec leurs clients et partenaires. Enfin, en raison notamment de la provenance de certains de leurs financements, les musées réfléchissent peu à comment réduire leur propre empreinte climatique.



Au-delà de ces musées nationaux, des boîtes du CAC40 créent aussi leurs fondations : on peut penser par exemple à la fondation Louis Vuitton, à Paris, qui permet à LVMH de défiscaliser un maximum

C’est l’autre volet important de ce phénomène : le poids croissant des milliardaires dans le monde de la culture. Ils veulent tous ouvrir leur musée. On peut citer la fondation Louis Vuitton. Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH, a affirmé que ce musée était « un cadeau fait à la France ». Et ce, alors même que la Cour des comptes a montré qu’une partie de cette fondation avait été financée par des crédits d’impôts de mécénat ! Les contribuables ont donc financé une partie de ce lieu.

On peut aussi penser à la Bourse de Commerce de François Pinault, le PDG du groupe Kering. Afin que les œuvres puissent être exposées, la mairie de Paris a déboursé 86 millions d’euros pour acquérir le lieu… Ce sont des musées qui, là aussi, servent à soigner l’image de ces entreprises. Mais celles-ci y trouvent en outre un autre intérêt : celui d’instiller l’idée que l’art n’est pas un bien public, et que c’est grâce au mécénat des riches que l’on peut maintenir une vie culturelle en France.



Comment lutter contre ce philantrocapitalisme ?

Tout est à inventer dans ce domaine. On pourrait par exemple imaginer des musées qui accorderaient moins de place à des œuvres très prestigieuses et très coûteuses, pour plutôt privilégier l’art du quotidien, l’art populaire. Cela étant dit, la vraie solution est le financement public. C’est la seule manière d’avoir un vrai contrepoids au pouvoir de l’argent des riches.

« Quand commencerez-vous enfin à nous écouter ? » ont clamé les activistes qui ont envoyé de la purée sur Les Meules de Claude Monet, le 23 octobre 2022 au musée Barberini de Potsdam (Allemagne). © Letzte Generation / capture d’écran Twitter

Le seul contre-pouvoir est l’État, ou bien l’État avec des instances supranationales. En effet, derrière tout ce débat, il y a la question de la provenance de ces œuvres d’art : certaines voyagent de très loin avant d’arriver dans nos musées, d’autres ont été pillées en Afrique, en Inde, etc. Le rôle de l’État est donc essentiel, mais il s’agirait aussi de réfléchir à un mécanisme interétatique, qui permettrait de développer un modèle différent concernant toutes ces questions.



Les actions récentes de désobéissance civile dans divers musées, dont le but est d’alerter sur l’urgence climatique, pourraient-elles permettre à ces institutions d’entamer une réflexion autour de ce mécénat ?

Cela pourrait avoir des effets si, lors de leurs actions, les activistes mettaient en avant la question des financements des musées. À ma connaissance, ça n’est pas tellement le cas. Évidemment, en alertant sur le climat, ils s’impliquent dans une cause juste. Je pense cela dit qu’ils gagneraient à mettre en exergue la présence des industriels des énergies fossiles dans les musées, et à montrer comment ces œuvres d’art sont instrumentalisées par les puissants d’aujourd’hui, et mises à leur service.

En Angleterre, il y a quelques années, il y avait eu de grands happenings dans les musées pour dénoncer les mécénats de compagnies pétrolières comme Shell, BP, etc.

En France, il y a déjà eu aussi quelques actions, par exemple en 2017 et en 2021 concernant le partenariat entre Le Louvre et Total Énergies. Malheureusement, ça n’a pas pris. Pire, on voit que Total et compagnie s’en fichent royalement, et continuent à financer nombre de grands musées sans que cela ne suscite l’indignation. Il faut donc de continuer à mettre la pression sur ces entreprises, afin de montrer qu’elles sont infréquentables.

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