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Vote à Paris : faut-il interdire les trottinettes partagées ?

La Ville de Paris souhaite interdire les trottinettes en libre-service.

« Pour ou contre les trottinettes en libre-service ? » : les Parisiens sont invités à voter le 2 avril sur cette question. Pour la chercheuse en neutralité carbone, Anne de Bortoli, les interdire n’est pas une bonne idée.

Anne de Bortoli est chercheuse en neutralité carbone et durabilité des transports au Centre international de référence sur l’analyse du cycle de vie et la transition durable de Polytechnique Montréal. Elle a publié plusieurs études sur les conséquences environnementales des micromobilités.



À Paris, les trottinettes sont accusées d’encombrer l’espace public, de créer du danger, de concurrencer les transports en commun et de ne pas être si écologiques. Alors, « pour ou contre les trottinettes en libre-service » ? La question sera posée le 2 avril aux Parisiennes et aux Parisiens. Ils sont invités à voter sur le maintien ou non des opérateurs de trottinettes en libre-service dans la capitale. Anne Hidalgo, qui s’est prononcée contre, assure que les avis recueillis seront pris en compte dans la décision finale. Pour Anne de Bortoli, chercheuse en durabilité des transports, interdire les trottinettes partagées ne serait pas une bonne décision.


Reporterre — Anne de Bortoli, vous avez effectué deux études sur les conséquences écologiques de l’arrivée des trottinettes électriques partagées à Paris, en 2019, puis 2020. Nous vous posons la même question qu’aux électrices et électeurs parisiens : « Êtes-vous pour ou contre les trottinettes en libre-service ? »

Anne de Bortoli — Je pense qu’il ne faut pas interdire les trottinettes électriques partagées à Paris. La situation a évolué ces dernières années, et dans le bon sens.

J’ai commencé à les étudier en juin 2019, un an après leur déploiement. C’était le chaos : 13 opérateurs se partageaient le marché, il y avait près de 40 000 trottinettes de « première génération » dans la ville, et de nombreux conflits d’usagers. À ce moment-là, j’ai analysé l’empreinte carbone des trottinettes tout au long de leur cycle de vie, de l’extraction des matières premières jusqu’à leur mise en décharge et leur recyclage, en passant par leur manufacture, leur transport jusqu’à Paris, leur consommation d’électricité et leur entretien.

Le bilan était globalement mauvais. La production des cadres en aluminium présentait la contribution la plus importante aux émissions carbone, principalement du fait de la consommation d’électricité nécessaire à son raffinage. Elles n’étaient pas non plus conçues pour un usage intensif et partagé. Leur durée de vie n’était pas longue, estimée à quelques centaines de kilomètres. Leur entretien mobilisait également des autoentrepreneurs qui tournaient dans les rues de Paris avec des vans diesel, jusqu’à des entrepôts en banlieue parisienne où les trottinettes étaient rechargées.

L’empreinte carbone totale d’une trottinette partagée s’élevait alors à 109 grammes de CO₂ équivalent par kilomètre parcouru. Cela représente deux fois moins d’émissions qu’une voiture, trois fois moins qu’un taxi [1], mais surtout dix fois plus que les vélos personnels, le métro et le RER.

Selon la chercheuse, la pratique de la trottinette devrait être encouragée à la place de la voiture. Pexels/CC0 1.0

Vous aviez aussi calculé les reports modaux, c’est-à-dire comment l’arrivée des trottinettes partagées avait pu modifier les usages des différents modes de transports. Le résultat n’était pas reluisant…

En effet. Dans certains cas, les trottinettes ne remplaçaient rien, c’est-à-dire qu’elles ont créé de nouveaux déplacements. C’est ce qu’on appelle un trafic « induit » par l’offre d’un nouveau moyen de transport. Pour le reste, les deux tiers des kilométrages remplacés par les trottinettes étaient auparavant parcourus en RER et en métro, et un quart par la marche ou en vélo. Seulement 7 % des kilométrages remplaçaient voiture et taxi. Tout ça mis bout à bout, j’arrivais à des émissions supplémentaires, provoquées par les trottinettes partagées, à hauteur de 13 000 tonnes de CO₂ équivalent par an. Qu’il faut tout de même mettre en perspective : cela ne représente « que » l’équivalent des émissions d’un village de 1 300 habitants — sachant qu’en moyenne, un Français émet 9 à 10 tonnes de CO₂ équivalent par an.


Depuis, la flotte de trottinettes partagées a évolué et il ne reste que trois opérateurs — Dott, Lime et TIER. Vous avez produit une nouvelle étude : la situation s’est-elle améliorée ?

Oui. Déjà, les opérateurs ont cessé le recours aux autoentrepreneurs pour recharger les trottinettes. Ces services ont été internalisés, ou réalisés en régie, et la plupart des véhicules utilisés sont des vans électriques — ceux-ci ont une empreinte carbone plus faible que les vans diesel, même en tenant compte de leur production. Ensuite, la plupart des batteries ont gagné en autonomie et certaines sont amovibles, donc un véhicule plus léger, utilisé sur moins de kilomètres, et donc moins impactant, peut être utilisé pour les recharger. Dans leur conception, les trottinettes sont aussi plus robustes. Résultat, l’empreinte carbone de ces trottinettes a été réduite de moitié, pour atteindre environ 60 grammes de CO₂ équivalent par kilomètre. C’est six fois plus que le vélo personnel, le métro et le RER, mais tout de même trois à quatre fois moins que la voiture. Avec ces évolutions, et en enlevant des voitures du trafic, le bilan de la trottinette devient légèrement positif, à hauteur de 7 400 tonnes de CO₂ équivalent évité, même si cela reste des effets très marginaux.

« L’usage des trottinettes en libre-service doit être mieux régulé »

Si leurs bienfaits écologiques sont marginaux, pourquoi tenez-vous à ce que les trottinettes ne soient pas interdites ?

Je trouverais ça incroyable qu’on interdise les trottinettes électriques partagées, alors qu’on laisse les voitures rouler en ville.

Je crois que l’effet environnemental le plus intéressant généré par les trottinettes est indirect, et relève de nos imaginaires : ce sont des véhicules plus petits, plus légers, qui retirent un peu de voitures au trafic, et auxquels on doit faire de la place. Dans les rues de Paris, il y a encore une énorme portion de la voirie consacrée à la voiture, alors que l’empreinte environnementale de l’automobile est éminemment désastreuse : pollution de l’air, émissions de gaz à effet de serre, bruit, accidents, santé publique… L’enjeu, aujourd’hui, est de gagner du terrain face à la voiture, pas de s’acharner contre les trottinettes. Les proscrire irait complètement à contre-courant.

Les trottinettes partagées ont un autre avantage : après quelques utilisations, elles encouragent leurs usagers pérennes à investir dans leurs propres trottinettes personnelles, qui sont plus facilement transportables à bord des transports en commun que les vélos et durent généralement plus longtemps, parce que leurs propriétaires en prennent soin. L’empreinte carbone liée à la production des trottinettes personnelles est amortie sur un temps plus long, et il n’y a pas d’impact lié à la gestion de flotte (on recharge les trottinettes à la maison ou au travail). On arrive à un bilan de 10 à 15 grammes de CO₂ équivalent par kilomètre parcouru, soit une performance comparable à celle du vélo personnel, du métro ou du RER.


Si la mairie a initié ce vote, c’est tout de même que les trottinettes posent un problème sanitaire en ville…

Tout à fait. Mais je pense que c’est un effet transitoire, presque d’apprentissage : les trottinettes sont finalement assez neuves dans le paysage des villes françaises. Leur usage doit être mieux régulé, et nos cultures doivent changer. Depuis 2019, il est interdit de rouler à deux, ce qui était une pratique courante. Depuis le 1ᵉʳ décembre, les mineurs n’ont plus le droit d’utiliser les trottinettes électriques dans Paris. Mais d’autres questions se posent : faut-il imposer le port du casque ? Comment améliorer la prévention des accidents, notamment auprès des hommes trentenaires qui sont les usagers qui prennent le plus de risques ? Sachant que le principal problème de sécurité, au fond, reste le peu d’espace accordé aux micromobilités dans l’espace public.

D’un point de vue écologique, les autorités publiques doivent accentuer la pression sur les opérateurs pour qu’ils améliorent leur flotte, et que la municipalité choisisse le mieux-disant lors des appels d’offres. Pour l’heure, chaque opérateur réalise ses propres analyses de cycle de vie, à sa sauce. Il est essentiel d’adopter une méthode de calcul unique. C’est ce que préconise notamment le think tank américain World Resources Institute, avec lequel je travaille, en ce moment, à définir des règles de calcul harmonisées. De plus, il pourrait y avoir des pénalités financières quand la durée de vie annoncée des trottinettes n’est pas respectée, puisque c’est un point clé de la performance environnementale. Pour la gestion de la flotte, les opérateurs pourraient si possible utiliser des vélos cargos.

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