À Ajaccio, de l’argent public pour rendre les yachts « écolos »

Le port d'Ajaccio, en mai 2023. - © Pierre Isnard-Dupuy / Reporterre
Le port d'Ajaccio, en mai 2023. - © Pierre Isnard-Dupuy / Reporterre
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Transports OcéansDes mouillages « écoconçus » pour yachts sont en projet dans le golfe d’Ajaccio, sous prétexte de protéger les herbiers de posidonies. Les écologistes dénoncent le « greenwashing » de cette opération.
Ajaccio (Corse-du-Sud), reportage
« Il faut en finir avec ces yachts. Même notre identité corse est en train d’être noyée. On n’est pas le bronze-cul de l’Europe ! » Le médecin généraliste Sauveur Merlenghi, président de la Ligue contre le cancer de Corse-du-Sud ne mâche pas ses mots.
Avec les membres de dix autres associations écologistes de la coordination Terra [1], il a reçu Reporterre le 17 mai dans le local de son organisation sur les hauteurs d’Ajaccio. Leur fronde cible un projet de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Corse-du-Sud visant à créer des mouillages permanents pour yachts de luxe dans le golfe. Objectif affiché : préserver les herbiers de posidonies, un écosystème endémique de Méditerranée, de l’arrachage par les ancres de ces grands navires.
Les herbiers de Posidonie, puits de carbone sous-marins
Ces plantes à fleurs sous-marines méditerranéennes servent de nurseries, de garde-manger et d’habitat à beaucoup d’espèces. À la manière de forêts, les posidonies préservent de l’érosion grâce à de profondes racines, stockent « jusqu’à 10 fois plus de carbone que les sols forestiers », rapporte The Conversation, et oxygènent l’eau grâce à leur photosynthèse.
Depuis la publication d’un arrêté en 2019, la préfecture maritime de Méditerranée interdit à toute embarcation « de mouiller dans une zone correspondant à un habitat d’espèces végétales marines protégées ». Et depuis 2020, elle réglemente par zones le mouillage des navires de 24 mètres et plus [2]. En parallèle — et en complément —, la CCI prévoit la création de deux coffres de mouillage. Chaque yacht s’amarrerait à une bouée reliée par une chaîne à un bloc de béton immergé sur le sable en bordure des herbiers.
Le collectif a mis en ligne une pétition pour demander l’arrêt du projet de la CCI, qui a recueilli presque 22 000 signatures. Une autre pour « l’interdiction des bateaux de croisière », en plein boum à Ajaccio, a été signée par plus de 27 000 personnes. La ville compte un peu moins de 70 000 habitants.
« C’est un loisir superflu et criminel »
« Les croisières, qu’elles soient collectives ou réservées à quelques-uns, sont un loisir superflu et criminel, car grandes consommatrices d’énergies fossiles et émettrices de fumées », dit Sylviane Lecomte de Stop-Croisières Ajaccio, qui se mobilise aux côtés de la coordination Terra. Loin des images de carte postale, le cocktail atmosphérique d’Ajaccio est vicié.
« On cumule les pollutions : les navires, la centrale électrique au fioul lourd, les gravières de la Gravona qui font des poussières de minéraux, l’aéroport et la circulation automobile, dit le docteur Merlenghi. C’est une situation mortifère qui provoque des maladies chroniques et des cancers. Est-ce que l’on va continuer de sacrifier la vie pour des marchands de soupe ? »

La route qui relie le faubourg moderne mal urbanisé où se tient la rencontre avec les associations est embouteillée à toute heure de la journée. Sur le port, ferrys et paquebots toisent les immeubles de quelques étages du vieil Ajaccio. Dans les habitations, le vrombissement des moteurs des bateaux est permanent et l’on y sent parfois une odeur de gazole.
Selon la CCI de Corse-du-Sud, gestionnaire des ports, jusqu’à 300 navires de grande plaisance [3] fréquentent le golfe chaque été. Plutôt que de faire escale au port, la plupart jettent l’ancre dans, ou à proximité des herbiers de posidonies.
« Même quand il y a de la place, ils ne veulent pas entrer au port »
À la CCI, on s’agace de la polémique agitée dans les médias par les associations. « On réglemente, on régule. C’était mieux avant ou sera mieux demain ? » interroge Stéphane Vallette, chef des travaux et de la maintenance à la direction des concessions portuaires, pour souligner l’avancée que représenterait selon lui la création de ces zones de mouillage délimitées.
« Nous sommes confrontés à une forte augmentation de la fréquentation des yachts. Et on a constaté que même quand il y a de la place, ils ne veulent pas entrer au port », explique Jean-André Simonetti, le directeur du port de plaisance Tino Rossi. « Ce sont les poissons qui nous remercient. J’invite les associations à nous décerner une médaille ! » raille-t-il.
Car ces blocs de béton seraient des « corps-morts écoconçus », pensés comme des abris pour la faune. « Le projet est providentiel puisqu’il installe des récifs artificiels pour la régénération des juvéniles endémiques de la ressource halieutique », s’est exprimé en renfort Xavier d’Orazio, à la tête de la prud’homie de pêche, auprès de Corse Matin. Autrement dit, selon les pêcheurs, pas de soucis pour les poissons.

Deux mouillages sont déjà validés par les services de l’État, sous les remparts de la citadelle et devant la plage du Lazaret. Budget : 664 000 euros dont 521 000 pourvus par le « fonds vert ». Prévus pour cet été, ils pourraient finalement n’être livrés que pour la saison 2024.
Les deux autres projetés pour plus tard, en face de la plage Saint-Joseph, la plus proche du centre-ville, ont finalement été annulés. Le tarif par nuitée de séjour demandé aux capitaines serait le même qu’au port, soit « 1000 à 1200 euros selon la taille des yachts », précise le directeur du port de plaisance.
Privatisation du domaine public maritime
Au nom de la sécurité, toute activité de baignade, de pêche ou de loisirs nautiques serait interdite sur un cercle d’évitage d’une superficie d’environ cinq hectares autour de chaque mouillage durant l’été. Les militants dénoncent une forme de privatisation ostentatoire du domaine public maritime.
« Le fonds vert est censé améliorer notre qualité de vie. Là, pour privilégier ces milliardaires qui dépensent beaucoup d’énergies fossiles, on va nous interdire de prendre un kayak », critique Sylviane Lecomte.
« 18,5 % de la population corse vit sous le seuil de pauvreté. C’est une jolie vitrine pour leur faire tirer la langue. On va interdire la baignade à ceux qui ont payé avec leurs impôts. On est chez les fous ! » ne décolère pas Dominique Lanfranchi, président de l’association A Sentinella.

Sur le fond de la préservation de l’écosystème marin, les associations restent circonspectes. Elles rappellent que les yachts peuvent être source de rejets dans l’environnement marin : hydrocarbures et eaux usées notamment. Mais aussi de nuisances sonores graves sur les espèces marines.
« La vessie natatoire des poissons peut être endommagée par de fortes vibrations dues aux moteurs et aux hélices. Les dauphins sont perturbés dans leur communication et leur chasse », dit Thierry Hoolans, de l’association pour la protection des cétacés ADN.
De la Côte d’Azur à la Sardaigne et incluant la Corse, la vaste zone du sanctuaire Pelagos pour la protection des mammifères marins devrait, au contraire, encourager à réduire la fréquentation nautique, juge la coordination.
Quels contrôles ?
La réglementation interdit aux navires de déverser leurs effluents en zone littorale. La convention de concession d’utilisation du domaine maritime contractée entre l’État et la CCI, que Reporterre a consulté, pose un certain nombre de restrictions pour réduire les nuisances comme l’arrêt des moteurs de propulsion, l’interdiction des drones ou des feux d’artifices à partir d’un bateau.
« Les usagers veilleront à éviter les nuisances sonores et toutes les activités susceptibles de perturber la faune sauvage et le voisinage », précise le texte. Des intentions sans poids, selon la coalition associative, qui pointe l’absence d’engagement précis des autorités portuaires et maritimes pour contrôler et sanctionner.

L’association Le Garde, membre de la coalition Terra a attaqué devant la justice administrative la décision préfectorale autorisant les coffres de mouillage dans le golfe d’Ajaccio. « Si les mouillages semblent contrôlés, ils pérennisent une situation consistant à installer et faire naviguer durablement dans la baie d’Ajaccio de grands navires qui portent atteinte aux herbiers de posidonie », relève l’association dans sa requête auprès du tribunal administratif de Bastia.
Sur le modèle ajaccien, le secrétariat d’État à la mer projette la création de 50 coffres de mouillage sur le littoral insulaire et 80 sur celui du continent, selon le Canard Enchaîné, pour un montant total de 12,3 millions d’euros dont 9,5 de « fonds vert » pour la transition. « C’est un très joli prétexte, mais c’est du greenwashing », cingle Sylviane Lecomte.