À Lyon, des graines contre le changement climatique

Des radis Maïskaya à côté de pommes de terre. - © Moran Kerinec/Reporterre
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Agriculture Climat AlternativesLa station expérimentale Vavilov de Lyon étudie des semences anciennes ramenées de nombreux pays. Le but : trouver les graines capables de nourrir les générations futures en s’adaptant au changement climatique. Les plus prometteuses seront distribuées gratuitement aux paysans intéressés.
Charly (Rhône), reportage
Des patates. Des grosses, des petites, des tordues, des trapues. La sarpo mira hongroise couleur chair côtoie sa cousine française vitelotte à la chair violette. Les tubercules sont au coude-à-coude avec des tomates joufflues et des piments méconnus. La table est dressée à la ferme Melchior, une ancienne maison des champs de la bourgeoisie lyonnaise, ces domaines qui expérimentaient dès la Renaissance plantes, légumes et fruits exotiques. Quelques siècles plus tard, les légumes et racines exposés à table sont au cœur d’une vaste enquête sur les graines. Son objectif : rien de moins qu’assurer la subsistance future de l’humanité.
Pour le Dr. Aleksey Zavarzin, expert en génétique botanique en visite à la ferme Melchior, le constat tient de l’évidence. « Nous vivons une époque où la population augmente, mais pas la taille de la Terre. Il y a là une question de durabilité alimentaire. Et au même moment, nous sommes confrontés à des changements climatiques rapides, explique à Reporterre le directeur-adjoint de l’institut Vavilov de Saint-Pétersbourg. Nous devons donc développer des plantes issues des anciennes semences pour obtenir de nouvelles variétés adaptées à ces changements. C’est avant tout de la résilience de l’espèce humaine sur cette planète dont nous parlons ! »

Pour y parvenir, le Centre de ressources de botanique appliquée (CRBA) de Lyon a planté une « station Vavilov » à la ferme Melchior. La structure expérimentale tient son nom de l’institut Vavilov, la plus ancienne banque de semences du monde et partenaire du CRBA. Cette institution botanique a été fondée par le pionnier de l’agronomie et de la génétique Nikolaï Vavilov. De 1920 à 1940, ce brillant chercheur a récolté, catalogué et mis à l’abri des dizaines de milliers d’espèces et variétés de graines. Le botaniste rêvait d’enrayer les famines russes. Il est mort de faim en 1943 dans un goulag soviétique. Son rêve lui a survécu à travers cet institut, qui perpétue sa mémoire et ses recherches et abrite 366 000 espèces végétales.
Pour Stéphane Crozat, ethnobotaniste et directeur du CRBA, « cette implantation fait sens ». L’histoire tend à l’oublier, la région lyonnaise était au XVIIIᵉ siècle le cœur battant de la botanique et de l’horticulture. Située au carrefour de l’Europe, desservie par le Rhône et la Saône, la métropole attirait les opulents visiteurs d’Allemagne, de Flandre, d’Espagne, souvent accompagnés par leurs jardiniers et cuisiniers. La richesse de son climat aux caractéristiques méditerranéennes, alpines et continentales, la diversité de ses sols en ont fait un lieu de choix pour développer les cultures. « C’est de là que la gastronomie lyonnaise tire son origine. La botanique constituait la deuxième économie lyonnaise, le monde venait à nous », souligne Thierry Guyot, maraîcher à la ferme Melchior. Des milliers de variétés de fruits, légumes, céréales et fleurs ont alors été créées dans la région… Avant d’être perdues.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’industrialisation de l’agriculture a flétri la biodiversité des champs. Les industriels ont sélectionné les semences aux rendements les plus efficaces, répondant à un cahier des charges productiviste, adapté aux intrants chimiques. Les haricots courbes se sont effacés au profit des haricots rectilignes, idéals pour tenir en conserve. Les tomates qui ne résistaient pas au transport ont disparu des supermarchés. Une agriculture uniformisée est apparue là où, par le passé, chaque paysan disposait de ses propres familles de semences, avec leurs caractéristiques, goûts et résistances particulières. « On a perdu 80 % des variétés génétiques », se désole Stéphane Crozat, qui s’est mis en quête de ces germes égarés.
La quête aux graines
Face au dérèglement climatique, « il ne suffira pas d’aller chercher des légumes dans les pays du sud », note l’ethnobotaniste. Il est surtout nécessaire de trouver des espèces capables de résister aux événements climatologiques extrêmes qui se multiplient. Pour les débusquer, l’équipe du CRBA a monté des expéditions botaniques dans les zones aux climats les plus rudes. Cette quête de semences les a menés des potagers des frères chartreux dans les Alpes jusqu’au Caucase, à la station Vavilov qui borde la mer Caspienne. Là, les températures vont de −20 °C jusqu’à 53 °C au fil de l’année. « C’est là qu’il faut chercher », dit le directeur du CRBA.
Ces investigations se sont poursuivies sur les marchés russes, dans les tiroirs des agriculteurs et chez les vieilles paysannes de l’arrière-pays slave. Parfois pour ne collecter qu’une dizaine de graines à la fois. Les botanistes savent que le hasard et la persévérance portent leurs fruits. « Nous avons retrouvé au Chili seize graines de courges lyonnaises qu’on pensait disparues ! » plastronne Thierry Guyot. L’équipe profite de ces expéditions pour ramener des graines de fleurs capables de s’adapter à tous les climats. Sans intérêt pour l’alimentation, le millet de l’Himalaya et les pétunias de Russie en ont pour l’environnement : « Ça couvre bien le sol, c’est parfumé, les insectes aiment bien, c’est intéressant d’un point de vue environnemental. »

Forte de sa sélection de graines, l’équipe du CRBA s’est mise en travail à la ferme Melchior. Pour les botanistes, la station est un tamis qui va permettre de resserrer la sélection des semences selon leurs caractéristiques. « Est-ce qu’elles résistent aux maladies ? À la chaleur ? Ont-elles des qualités gustatives ? » liste Stéphane Crozat. Pour le moment, les premiers résultats restent timides. « C’est un peu tôt pour juger si le taux de réussite, l’année a été mauvaise, dit-il. Nous avions 70 variétés fruitières, il en reste une trentaine. Sur les légumes, un tiers sont prometteurs, un tiers seulement intéressants, et un tiers peut mieux faire. »
Si la résilience des germes s’avère déterminante, la qualité organoleptique — le goût — des aliments produits est essentielle. À quoi bon cultiver les variétés les plus endurantes si personne ne les consomme ? À la ferme Melchior, l’enquête passe par la bouche : « Vous devriez essayer cette tomate de Revemont avec le piment de Bresse », conseille Bertrand. La cinquantaine joviale, ce gourmet cultive les semences anciennes en amateur. Une détonation de saveur assaille le palais. La douceur humide de la tomate estompe la brûlure du piment. Les arômes sont incomparables à ceux des légumes de grande surface. La qualité nutritionnelle passe elle aussi au tamis. Car selon Stéphane Crozat, l’industrialisation de l’agriculture s’est faite au détriment de la nutrition : « Le taux de vitamine C dans les pommes s’est effondré. On se rend compte que pour avoir le même taux qu’en 1950, il faut manger 100 pommes ! »

Puis viendra une étape de sélection en collaboration avec des agriculteurs qui affineront le cahier des charges. Domitille Mukankubana, directrice pendant huit ans d’une banque de semence au Rwanda, dévoile un champ d’une cinquantaine d’espèces de sorgho. Les céréales africaines sont abritées sous des sachets pour les protéger. « Les éleveurs voulaient une variété qu’ils pourraient introduire dans l’alimentation du bétail. Il a fallu prendre toutes nos variétés, les leur décrire, suivre les rendements, la stabilité, la pureté… Et dans deux ou trois ans, on saura quelle variété leur proposer. » La botaniste balaie du regard le verger du domaine, avant d’en pointer les espèces une par une. « Là, on essaie 13 variétés de grenadiers qui viennent d’Iran. Cette année j’avais une centaine de variétés de blé, 60 d’orges, une vingtaine de tomates, 17 de haricots, 16 de petits-pois, 12 de melons, 5 d’avoine… »
Arrivés à maturité, légumes et tubercules sont découpés pour en extraire les graines. Celles-ci sont étudiées, pesées, quantifiées, photographiées, mises en sachet et enregistrées. « Quand on donne une graine, on la suit pour voir ce qu’elle devient et avoir des remontées d’expérience », explique Yannick Mindeau, responsable terrain du CRBA. Son espoir : découvrir des gènes dormants, qui ne se réveillent que selon les conditions dans lesquelles les graines sont plantées. Un processus qui permettrait d’aboutir à des plantes plus résistantes aux aléas du climat.

Une fois la mécanique de production de graines mise au point, la station Vavilov fournira ses meilleurs germes à la Métropole de Lyon, qui se chargera de les redistribuer gratuitement aux producteurs volontaires. « L’idée sera de changer d’échelle, de créer des fermes semencières qui produisent en quantité et en qualité suffisantes pour approvisionner les paysannes et paysans qui souhaitent produire sur la région », explique Jérémy Camus, vice-président EELV chargé de l’agriculture à la Métropole.
L’exécutif écologiste prévoit de monter une première ferme semencière d’ici 2022-2023 à proximité de la station Vavilov. « Elle va commencer à alimenter un incubateur de paysans qu’on monte à Vaulx-en-Velin, et sur lequel j’aimerais qu’on cultive ces semences ». Les jardins de la ferme Melchior resteront eux ouverts au public toute l’année, pour permettre aux curieux de regarder pousser les semences du passé.
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