À Strasbourg, la zone à faibles émissions devient un casse-tête politique

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Politique Pollutions TransportsBannir les véhicules les plus polluants des villes, pour mieux y respirer, tel est l’objectif des zones à faibles émissions. Mais comment faire accepter une telle mesure, notamment par ceux qui vont travailler en voiture ? Dans la métropole de Strasbourg, la mise en place d’une telle zone fait débat parmi les maires.
- Strasbourg (Bas-Rhin), correspondance
« Ras le bol, du pétrole ! », « on veut respirer dans la cour de récré » scandent deux jeunes enfants sur les marches du parvis de la mairie de Strasbourg. Avec leurs parents et une poignée de militants, ils sont venus mettre la pression sur les élus qui se réunissaient ce vendredi 28 juin à l’occasion du conseil de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS).
Au mois d’avril, Greenpeace avait révélé qu’un tiers des écoles strasbourgeoises étaient soumises à de forts niveaux de pollution de l’air. Face à « l’urgence de la situation », Marie et les autres sont venus enjoindre aux élus de cesser de repousser la création d’une zone à faibles émissions (ZFE) prévue sur le territoire de l’agglomération strasbourgeoise. Initialement, les conseillers eurométropolitains devaient statuer ce jour-ci sur la question. Mais, face aux réticences de certains maires, il a été décidé de décaler la délibération au mois de septembre.

Des zones à faibles émissions, il en existe déjà plus de 220 à travers l’Europe, selon le ministère des Transports. La France, très à la traîne, vient seulement de créer cette possibilité pour les collectivités locales françaises à l’occasion de la loi d’orientation des mobilités, votée en première lecture à l’Assemblée nationale fin juin. De quoi s’agit-il ?
« Tout ce qui est motorisé »
Chaque commune pourra désormais créer sa propre ZFE : une aire, dont le périmètre est à définir, au sein de laquelle seront interdits de circulation les véhicules les plus polluants, à certaines heures, voire tout le temps. Ce système repose sur les catégories créées par les vignettes crit’air : une note est attribuée en fonction de l’âge du véhicule et de sa motorisation (diesel ou essence). Un préfet a été nommé pour mettre en place des moyens de contrôle automatique des véhicules. Des dispositifs devraient permettre, d’ici la fin 2021, de lire les plaques d’immatriculation et de verbaliser automatiquement les conducteurs récalcitrants.
À l’heure où la France est assignée devant la Cour de justice de l’Union européenne pour ses dépassements répétés des normes en matière de dioxyde d’azote et de particules fines, et alors que la pollution de l’air est estimée responsable de la mort prématurée de 67.000 personnes par an dans le pays, les ZFE devraient constituer un outil intéressant à l’échelon des collectivités locales.
En octobre 2018, quinze agglomérations se sont engagées auprès de l’État à créer ou au moins à esquisser une ébauche de ZFE. Parmi elles, les métropoles de Lyon, de Marseille, de Clermont-Ferrand, ou encore Toulon ou Reims. Ainsi que la métropole du Grand Paris (MGP), qui a lancé sa ZFE le 1er juillet. La ville de Lille a inauguré la sienne le 28 juin.
45 communes du Grand Paris ont interdit à cette date la circulation des véhicules classés crit’air 5 et non classés entre 8 h et 20 h du lundi au vendredi. L’objectif initial de Patrick Ollier, président de la métropole, était d’étendre cette zone à 79 des 131 communes de la MGP.
Le projet de l’Eurométropole de Strasbourg est plus ambitieux. L’interdiction des vignettes crit’air 5 et non classées ne se ferait certes qu’en 2021, mais elle s’appliquerait 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à l’ensemble du territoire de l’agglomération, qui compte 33 communes. De plus, explique le maire (PS) de Strasbourg, Roland Ries, tous les types de véhicules seraient concernés : voitures, deux-roues, poids lourds… Même les engins agricoles ? « Tout ce qui est motorisé », confirme l’élu. Problème : comme pour d’autres types de véhicules, la moissonneuse-batteuse électrique reste à inventer.

Mais, dans cette métropole, pourtant en pointe sur les sujets environnementaux, le dossier se révèle un casse-tête. Les problèmes que doivent résoudre les élus de l’EMS ne manqueront pas de se poser aux nombreuses agglomérations qui suivront.
L’un des points les plus sensibles : le calendrier. Le scénario initial proposé par les élus prévoyait l’interdiction des vignettes crit’air 2, c’est-à-dire de tous les véhicules diesel, en 2025. Face aux inquiétudes de certains maires des communes plus populaires ou plus rurales, il a été suggéré d’attendre 2030. Trop tard, pour certains élus strasbourgeois, qui font montre d’impatience. « 2030 me paraît une date assez lointaine, considère Roland Ries. Il faut accélérer. On voit bien, avec l’épisode de canicule et la prise de conscience de plus en plus importante de l’opinion publique, que nous sommes dans une impasse. »
« C’est une question sensible dans ce contexte préélectoral »
Même son de cloche chez Christel Kohler, adjointe (En marche !) au maire de Strasbourg chargée de l’environnement : « 2030, ça signifie que les gens vont continuer à acheter du diesel. Il faut un signal fort. » L’élue demande « un peu de courage politique. Le report du délai initial [la suppression en 2025 des véhicules diesel] illustre la frilosité des maires ». Le sujet est inflammable à huit mois des élections municipales. Et le risque est grand de voir le débat tourner à un affrontement entre Strasbourg et le reste de l’EMS.
« C’est une question sensible dans ce contexte préélectoral. Les maires ne se sentent pas assez armés pour affronter ce débat » avec leurs administrés, observe Yves Bur, maire de Lingolsheim et chef de file des élus de droite au conseil de l’Eurométropole. Son groupe rassemble davantage d’édiles que celui de la majorité (issue du PS). M. Bur, qui fut longtemps rapporteur du budget de la Sécurité sociale, juge qu’« on ne peut ignorer les dégâts silencieux de la pollution de l’air dus en grande partie aux voitures ». Hélas, l’élu pressent qu’il n’y aura « pas d’unanimité là-dessus » parmi les maires de son groupe, dont certains se sont plaints de ce que les élus strasbourgeois prenaient « des décisions unilatérales sans offrir d’alternative » à leurs administrés.
Jean-Louis Hoerlé est maire (LR) de Bischheim, ville située au nord de Strasbourg. Il est allé faire un tour dans la cité des Écrivains, quartier très populaire fait de grands ensembles, pour se faire une idée. « J’ai dénombré 20 % de véhicules qui seraient concernés par l’interdiction des vignettes crit’air 5 et non classées en 2021. Les habitants utilisent ces véhicules pour travailler, raconte M. Hoerlé. Souvent, ils ne peuvent pas prendre les transports en commun parce qu’il vont dans des coins mal desservis, trop loin pour y aller à vélo. Ils n’ont pas les moyens de changer de voiture. Ces gens-là, si vous leur enlevez la voiture, vous leur enlevez leur emploi. »
Selon les projections de l’Eurométropole, seuls 3 % des véhicules légers seraient concernés par l’interdiction des vignettes crit’air 5 et non classés fin 2021. Et si la suppression totale du diesel devait advenir en 2030, en tenant compte du changement de comportement d’achat des ménages lié à la fin de la vente des diesels, seules 30 % des voitures seraient touchées. « L’âge moyen des véhicules est de 8 ans », selon Christel Kohler, qui prédit que, « avec le renouvellement, ce sera marginal ». Pour l’heure, ce sont tout de même 77 % des 254.000 véhicules légers de l’EMS qui sont estampillés crit’air 2 à non classé.
« Remettre ça sur le tapis après les élections, avec les nouvelles équipes »
Si Jean-Louis Hoerlé n’est pas opposé au principe de la ZFE, il se plaint du manque de contreparties offertes. Aides à la reconversion, développement de solutions de covoiturage, investissement fort et immédiat dans le rail, prime à la destruction de véhicule sans obligation de rachat… Chacun a sa petite idée pour compenser la disparition progressive des voitures les plus polluantes. Mais rien ne semble avoir été décidé à seulement deux mois du vote en conseil d’agglomération. Pour Jean-Louis Hoerlé, « prendre une délibération dans une campagne et sur un sujet aussi sensible paraît compliqué ». L’élu plaide pour « remettre ça sur le tapis après les élections, avec les nouvelles équipes ». En définitive, ce sont de toute façon les maires qui choisiront de signer ou non l’arrêté municipal élargissant la ZFE à leur commune. Dans les villes dont les citoyens sont les plus dépendants à la voiture, les ZFE constitueront probablement des points de clivage entre candidats.

« Je dis aux maires : “Attention, les mutations sont en cours, notamment chez les jeunes qui pourraient être prescripteurs de vote pour leurs parents !” », raconte Yves Bur. « Il faut une ZFE sur le territoire le plus large possible », ajoute Roland Ries, qui prévient, à l’endroit des maires : « Si vous ne le faites pas, je serai de toute façon amené à le faire à Strasbourg. Il faut utiliser le changement d’état d’esprit de l’opinion pour avancer plus vite ! »
Ces dernières semaines ont vu se bousculer plusieurs événements plaidant pour la mise en place de cet outil : une mère de famille de Montreuil a obtenu la reconnaissance d’une « faute » de l’État en raison de son inaction pour améliorer la qualité de l’air ; les pics de pollution se sont multipliés dans les agglomérations françaises… Sarah Fayolle est à la manœuvre dans ce dossier en tant que chargée de campagne Transports chez Greenpeace. Elle espère qu’il s’agit là d’une première étape vers la fin du tout-voiture en ville et considère que le principe de la ZFE est « porté par un contexte ». « Les gens sont inquiets de la crise climatique et de l’urgence sanitaire liée à pollution de l’air. Il y a un mouvement dans la société, il faut que les élus locaux aient du courage et soient au rendez-vous. »