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ReportageSocial

À Toulouse, les « ultimes résistants » d’un HLM luttent contre sa démolition

À Toulouse, les derniers habitants de tours HLM se battent contre la démolition de celles-ci. Ils dénoncent le mépris du bailleur social et de la mairie, et l’hérésie écologique du projet.

Toulouse (Haute-Garonne), reportage

« On vit dans un immeuble hanté. » Dans le hall d’entrée, un homme aux sourcils sans cesse froncés autorise, ou non, l’accès aux étages. Enduit de crasse, l’un des trois ascenseurs condamnés héberge désormais la « came ». Un secret de polichinelle pour les habitants. « Il y a des blattes, des rats, des punaises de lit. L’hygiène est déplorable, sans parler des coupures d’électricité, peste Mohamed en longeant les corridors au béton brut. On pourrait porter plainte pour maltraitance, mais que faire contre l’armée d’avocats ? Je me sens rabaissé, sali. Les bailleurs sociaux sont méprisants et arrogants. »

Dans le quartier populaire du Mirail, à Toulouse, la mairie opère un vaste projet de « renouvellement urbain », soutenu par l’État [1]. Depuis 2015, les bulldozers ont réduit en poussière quelque 2 375 logements, et 1 421 autres doivent suivre. Un à un, les grands ensembles HLM aux peintures écaillées disparaissent et céderont bientôt leur place aux maisons individuelles et petits collectifs. Mené au nom de la « mixité sociale », le projet pousse discrètement les plus démunis loin du centre-ville et relève de l’hérésie écologique.

Voué à la démolition depuis 2010, l’immeuble du 10 cheminement André Messager (pensé par le célèbre architecte Georges Candilis) a 262 appartements. Seuls 16 sont encore habités. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

« Salam aleykoum ! » lance Mohamed. Dans l’entrebâillement de la porte apparaissent Karine et Faouza, deux voisines. Enfermé dans une petite cage, un canari au plumage orangé gazouille. Quelques versets du Coran et une baleine dessinée au fusain trônent sur les murs immaculés du salon marocain. « Nous sommes les ultimes résistants, rit l’une d’elles. La petite poignée de “récalcitrants”, pour reprendre les mots du maire de quartier. » Depuis décembre 2010, et l’annonce de la démolition, les résidents du 10 cheminement André Messager ont déserté les 262 appartements qu’abritait la tour. Seuls 16 d’entre eux restent aujourd’hui habités.

Mohamed : « Je me sens rabaissé, sali. Les bailleurs sociaux sont méprisants et arrogants. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

« Ils laissent tout moisir jusqu’à ce qu’on craque »

« J’ai subi quatre dégâts des eaux à cause du dépérissement des étages supérieurs, se lamente Karine. Or, comme le bâtiment est voué à la destruction, l’assurance a refusé de m’indemniser. » Aux yeux des résidents, une « stratégie du pourrissement » est orchestrée par le bailleur social. Celui-ci a d’ailleurs demandé aux forces de police de briser toutes les baies vitrées des logements inoccupés, pour dissuader les squatteurs d’y poser bagages. « Imaginez la passoire énergétique géante qu’ils ont ainsi créée. D’autant que le robinet du chauffage central a lui aussi été fermé. » Contactés, la mairie et le bailleur social n’ont pas donné suite à nos relances.

Une grimace accrochée au visage, Mohamed clopine vers un monticule de paperasse. Une tumeur à la moelle épinière l’a forcé à abandonner prématurément son travail. « Avec ce petit radiateur électrique, j’ai payé 930 euros d’électricité pour janvier et février, déplore-t-il, en agitant la facture. J’ai dû vendre les bijoux de ma femme pour la régler. Macron me fait bien rire avec ses 19 °C [le président a appelé le 5 septembre les Français à baisser leur chauffage à 19 °C]. Ici, inutile d’allumer le congélateur en hiver, l’appartement en est un. » Sans déclaration d’utilité publique, ni la municipalité ni le bailleur ne peuvent exproprier les propriétaires restants. Alors, « ils laissent tout moisir jusqu’à ce qu’on craque, conclut Faouza, qui vit dans l’appartement de son frère décédé en 2019. On est devenu des animaux à leurs yeux, des chiffres sur une porte ».

Mohamed, « déjà mis à genoux » par le bailleur, certifie que ce dernier ne le mettra jamais « à plat ventre ». © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Le 30 décembre 2021, le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, assurait que le projet mené serait « de nature à attirer de nouveaux habitants dans le but de créer de la mixité sociale ». Pour Karine, cette pseudo-mixité camoufle le désir inavouable « d’une reconquête ethnique desdits quartiers perdus de la République ». « Les bâtiments sont solides, pas une fissure malgré l’explosion d’AZF, abonde Mohamed, alors que l’usine est située à environ 1,5 km d’ici. Pourquoi vouloir les raser ? Peut-être parce que les Maghrébins et autres personnes racisées ne méritent pas de vivre entourés de verdure et d’un lac, à dix minutes en métro du Capitole. »

Le sociologue Jamal El Arch en est persuadé : la mairie veut déplacer les populations pauvres dans les villes périphériques. « Éloignés à droite, à gauche, ces habitants vont perdre leurs repères, leur histoire. Dans ces quartiers, la solidarité et les lieux d’entraide sont sans égal. Ils ne retrouveront pas ça ailleurs. » Conseiller municipal d’opposition, il peine à comprendre comment les collectivités locales peuvent « détruire ces barres HLM pour bâtir des pavillons, des hôtels et des centres commerciaux ». Et ce, alors même que « 40 000 personnes attendent un logement social à Toulouse ».

Mohamed ne comprend pas les raisons de cette démolition, comme si « les Maghrébins et autres personnes racisées ne mérit[ai]ent pas de vivre entourés de verdure et d’un lac ». © Emmanuel Clévenot / Reporterre

À l’heure où les experts appellent à en finir avec les destructions aveugles et invitent à épouser une démarche de sobriété, les habitants dénoncent aussi « un projet anachronique ». « Démolir plutôt que rénover, c’est dépenser 70 fois plus de matières premières et rejeter 5 fois plus de gaz à effet de serre, dit Christine Leconte, présidente du conseil national de l’Ordre des architectes. Le dérèglement climatique, la crise de la biodiversité et les pénuries de ressources sont là, et notre rôle est d’alerter les pouvoirs publics de l’erreur qu’ils commettent en ne considérant pas le bâti existant. »

En novembre 2022, le Collectif d’architectes en défense du patrimoine architectural Candilis, soutenu par plus de 600 architectes et urbanistes, a ainsi demandé à la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, un moratoire sur ces démolitions. Cette demande est restée sans réponse. « La création des nouveaux pavillons prévoit d’empiéter drastiquement sur les espaces publics végétalisés et arborés existants, précise Claire Martin, l’une des architectes du collectif. Cette artificialisation des sols avait déjà été pointée du doigt par le commissaire enquêteur, en 2017, lorsqu’il avait rendu un avis défavorable au projet. » En période de canicule, les espaces verts du Mirail offrent un refuge aux familles et permettent de lutter contre les îlots de chaleur.

« Le bailleur m’a déjà mis à genoux »

Un voile nuageux obscurcit la grande place du quartier. Assis sur un banc, les « chibanis », comme le dit Jean-Louis Siksik, qui vit au Mirail depuis 1977, observent les enfants chahuter. L’odeur des gâteaux au miel du ramadan s’échappe du marché sauvage. « Dans l’un des sept immeubles concernés, le chantier a démarré alors même que des familles vivaient encore à l’intérieur, témoigne-t-il. On n’est pas de la poussière que l’on déplace ! » Le 30 mars, un référé a été examiné au tribunal administratif de Toulouse.

Le bailleur social propose aux habitants encore présents une indemnité de 1 200 euros par m2. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Toutefois, l’étau se resserre sur les « résistants ». Aujourd’hui, le bailleur social leur propose une indemnité de 1 200 euros par m2. « À deux pas d’ici, il se vend à 2 200 euros, précise Mohamed. Ils nous donnent des miettes de pain comme si on était des mendiants. » Désormais, l’homme ne peut plus régler les charges : « S’ils veulent me mettre en prison, qu’ils le fassent. Le bailleur m’a déjà mis à genoux, il a détruit des familles. Jamais il ne me mettra à plat ventre. »

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