Abattre des chevaux sauvages : l’Australie en pleine « guerre culturelle »

Dans le parc national de Kosciuszko, en Australie, vivraient près de 19 000 « brumbies », des chevaux sauvages. - © Léo Roussel / Reporterre
Dans le parc national de Kosciuszko, en Australie, vivraient près de 19 000 « brumbies », des chevaux sauvages. - © Léo Roussel / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Animaux MondeIls broutent et piétinent de fragiles écosystèmes. Dans le parc national de Kosciuszko, en Australie, il faut réduire le nombre de chevaux sauvages, assurent scientifiques et indigènes. Tout le monde n’est pas de cet avis.
Parc national de Kosciuszko, Nouvelle-Galles du Sud (Australie), reportage
D’un geste du bras, Richard Swain montre l’étendue des dégâts dans une zone marécageuse du nord du parc national de Kosciuszko. « On devrait voir des sphagnums et des bruyères la recouvrir, mais les chevaux ont tout détruit », se désole celui qui, depuis plus de vingt ans, guide les touristes lors de balades sur les rivières du parc.
Richard Swain, membre du peuple aborigène Wiradjuri, est né et a grandi dans la région. Il est aujourd’hui ambassadeur autochtone pour le Conseil australien des espèces envahissantes. Et milite contre la présence de ces chevaux sauvages à sabots durs — les brumbies — dans le parc national. « Trente-quatre espèces indigènes de plantes et d’animaux sont directement menacées par leur présence », précise-t-il en pointant du doigt l’érosion sur les berges d’un cours d’eau. Au-delà de la question environnementale, la gestion de ces animaux génère un conflit dans le pays : si les indigènes souhaitent en réduire le nombre pour protéger leurs terres, les nationalistes blancs, eux, voient ces chevaux comme un symbole de leur identité soi-disant menacée.
Les scientifiques unanimes : il faut réduire le nombre de brumbies
Selon un dernier comptage réalisé en novembre 2022, la population de chevaux sauvages dans le parc national est aujourd’hui estimée à un peu moins de 19 000. C’est trop. Le dernier plan officiel affiche l’objectif de réduire la population de ces animaux introduits par les Européens il y a plus de deux cents ans à 3 000 d’ici 2027.
Professeur à l’Australian national university (ANU) de Canberra et spécialisé dans les sciences et les politiques de l’environnement, le Dr Jamie Pittock fait partie des nombreux scientifiques qui appellent depuis plusieurs années à prendre des mesures drastiques pour limiter la présence des chevaux dans le parc national. « La science est catégorique, ils conduisent un certain nombre d’espèces à l’extinction, explique-t-il. Et leur population augmente de 15 à 20 % chaque année. »

En 2018, il a signé l’Accord scientifique de Kosciuszko, dans lequel plus d’une centaine de scientifiques et défenseurs de l’environnement demandaient au gouvernement de Nouvelle-Galles du sud de suivre les recommandations scientifiques au sujet des brumbies. À savoir reconnaître l’ampleur des dommages causés par les animaux, réduire leur nombre, et le faire en employant des méthodes « efficaces ».
Pour Jamie Pittock et les autres scientifiques, tenter de déplacer les animaux ou de mettre en place un contrôle de fertilité (solution recommandée par le parti animaliste ou certains collectifs de défense des chevaux) n’est pas envisageable : l’abattage aérien, méthode déjà utilisée pour réguler plusieurs espèces dans le parc national, serait « le seul moyen de réduire le nombre de chevaux assez rapidement pour atteindre les objectifs ». Mais l’argument ne passe pas auprès de tout le monde. Nombreux sont ceux qui préféreraient voir l’utilisation de méthodes non létales.
Sur la propriété de Claire Rogerson, au sud de Jindabyne, trente-cinq chevaux ont pu trouver refuge. En pleine nature, ils gambadent sur plus de 400 hectares, en dehors du parc national de Kosciuszko. « Ici tous les chevaux, sauf un, ont été sauvés du parc », explique la dresseuse, chapeau vissé sur le crâne.

Avec son entreprise Snowy Brumbies Horsemanship, Claire fait partie de la quinzaine de personnes et d’organismes qui recueillent les chevaux sauvages capturés dans le parc national. Une alternative que le gouvernement entend « prioriser », mais qui ne permet pas aujourd’hui de reloger suffisamment d’animaux pour atteindre les objectifs du plan de gestion.
« Le parc national me demande continuellement si je peux en prendre davantage. Mais je ne peux pas, reprend Claire Rogerson, qui insiste sur le bien-être des animaux. Récupérer une trentaine de brumbies pour les entasser sur vingt hectares comme le font certains, ce n’est pas les sauver, c’est faire de leur vie un enfer. »
Et dresser les chevaux sauvages avant de pouvoir les proposer à de nouveaux propriétaires prend du temps : « entre six et douze mois selon l’âge et l’état dans lequel ils arrivent ». La capture des chevaux, par des pièges placés dans le parc, peut en effet infliger d’importants traumatismes psychologiques et physiques aux brumbies. Claire Rogerson souhaite qu’on leur « laisse une chance de rester dans le parc » et de bénéficier « d’une vraie gestion ». « On a bien désigné des zones du parc pour les sports d’hiver, pourquoi ne pas le faire pour les chevaux ? », s’interroge-t-elle.

Car la détérioration du parc national de Kosciuszko n’est pas le seul fait des chevaux et des autres espèces envahissantes. De nombreux projets, notamment de barrages, ont déjà altéré la qualité des sols et de l’eau dans la région. Actuellement, ce sont les travaux du gigaprojet hydroélectrique « Snowy Hydro 2.0 » qui menacent le parc. Cette centrale hydroélectrique souterraine, située intégralement dans le parc, sera opérationnelle en 2027.
Mais la gestion des chevaux sauvages ne divise pas uniquement sur les seules questions environnementales ou de bien-être animal. Les brumbies se situent, malgré eux, au centre d’une « guerre culturelle ». Un conflit qui puise sa source dans le passé colonial de l’Australie.
Une attaque contre « l’homme blanc et tout ce qui est lié à la colonisation »
Jakelin Troy, directrice de recherche autochtone à l’université de Sydney et sa fille Lara Troy-O’Leary, étudiante en troisième année en environnement et en développement durable, sont membres du peuple aborigène Ngarigo des Snowy Mountains. Comme Richard Swain, elles estiment, malgré leur passion pour les chevaux, que « la conservation des espèces indigènes doit être priorisée » et que les brumbies doivent, par conséquent, être entièrement retirés du parc national.
Une vision qui s’oppose à celle de descendants des premières générations d’éleveurs et de fermiers dans ces montagnes, pour qui les chevaux sont aujourd’hui devenus un symbole, porté par un récit historique romantisé.
En 2018, plusieurs militants pro-brumbies sont parvenus à faire voter une loi protégeant les chevaux sauvages comme partie intégrante du patrimoine historique du parc national de Kosciuszko. Depuis, scientifiques et défenseurs de l’environnement appellent le gouvernement de l’État de Nouvelle-Galles du Sud à abroger cette loi qu’ils considèrent comme un frein pour atteindre les objectifs fixés par le plan de gestion à l’horizon 2027.

Soutenu par de nombreuses personnes souhaitant empêcher les chevaux d’être tués, le Brumby Heritage Act a aussi été porté par plusieurs personnalités revendiquant la défense d’une « identité menacée ». Peter Cochran, un ancien député conservateur largement impliqué dans la préparation de la proposition de loi, estime en effet que « la figure des brumbies est attaquée » dans le cadre d’un « agenda plus large s’attaquant à la figure de l’homme blanc et à tout ce qui est lié à la colonisation de l’Australie ».
Cette réflexion complotiste dopée de patriotisme est fréquemment partagée sur les groupes de soutien des chevaux sauvages sur les réseaux sociaux. La bataille, qui s’articule autour des chiffres — de nombreuses personnes remettent en cause les comptages effectués par les scientifiques — tourne parfois à la violence.
« J’ai reçu des centaines de commentaires racistes ou de menaces sur les réseaux sociaux, explique Richard Swain, faisant défiler les captures d’écran sur son téléphone. Ma fille et ma mère ont également été prises pour cibles. »
Comme lui, le Dr Jamie Pittock dit avoir reçu « des menaces de mort » et subi du « harcèlement » sur les réseaux sociaux. « Une des conséquences de tout ça, c’est qu’on a une guerre culturelle et émotionnelle, et pas de débat scientifique rationnel », regrette-t-il. En septembre 2022, une enquête avait même été ouverte par la police après la réception d’une menace d’attaque à la bombe reçue par l’un des bureaux de l’organisme des parcs nationaux de Nouvelle-Galles du Sud.

L’abattage aérien des chevaux est aujourd’hui en pause dans le parc national de Kosciuszko, et le gouvernement de l’État ne prévoit pas de le rétablir. Mais une nouvelle enquête commandée par le sénat australien vise actuellement à étudier les meilleures pratiques pour réduire le nombre de chevaux sauvages et leurs effets sur la biodiversité, l’eau et le patrimoine culturel autochtone. Les résultats, attendus pour le mois de juin 2023, pourraient conduire à un retour de la pratique.