« Actionnaires de Total, nous refusons nos dividendes illégitimes »

250 activistes écologistes se sont réunis à Paris pour empêcher l’assemblée générale de TotalÉnergies, en mai 2022. - © Tiphaine Blot/Reporterre
250 activistes écologistes se sont réunis à Paris pour empêcher l’assemblée générale de TotalÉnergies, en mai 2022. - © Tiphaine Blot/Reporterre
Durée de lecture : 6 minutes
Économie ÉnergieLe 6 juillet, des actionnaires activistes de TotalÉnergies rendront leurs dividendes, un gain qu’ils jugent illégitime au regard de l’écologie. Dans cette tribune, ils annoncent assigner l’entreprise en justice.
Métamorphose est un collectif d’actionnaires activistes. Il compte parmi ses membres des juristes, experts-comptables, commissaires aux comptes, enseignants-chercheurs et citoyens engagés s’appuyant sur les normes juridiques et comptables pour démontrer que les profits des transnationales du pétrole et du gaz sont fictifs. Pierre Janot est avocat au barreau de Grenoble.
Business as usual [1]… Cette année encore, les compagnies pétrolières ont offert des dividendes records à leurs actionnaires, à hauteur de 170,9 milliards de dollars (156 et quelques milliards d’euros) selon un rapport publié le 1er mars 2023 par le gestionnaire d’actifs Janus Henderson. Comme si les profonds changements écologiques que nous subissons n’avaient aucun effet sur leur activité économique.
Pourtant le commerce de ces sociétés a des conséquences importantes sur la dégradation de notre environnement. Alors, ne serait-il pas temps qu’elles intègrent à leurs bilans comptables l’ensemble des coûts écologiques que leur activité occasionne ? Et qu’elles versent des dividendes qui en tiennent compte ?
Un cadre réglementaire insuffisamment contraignant
Une activité économique, quelle qu’elle soit, consomme des biens fonciers, de l’énergie, des matières premières… Elle a donc un impact environnemental, qui se traduit par de l’artificialisation des sols, de la production de déchets, du rejet de gaz à effet de serre, etc. C’est ce qu’on appelle la « dette environnementale ».
Responsables de plus d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre mondiales, les compagnies pétrolières développent des dettes environnementales importantes. À l’extraction des hydrocarbures, source de rejet de méthane dans l’atmosphère, et à leur consommation par le client final (sous forme de carburant, de gaz pour le chauffage, de plastique — grands pollueurs), s’ajoutent les lourdes consommations d’électricité, les constructions d’infrastructures et d’oléoducs pour le transport du pétrole, qui peuvent détruire des écosystèmes entiers, les expropriations auxquelles donnent lieu les forages, qui peuvent se chiffrer à plusieurs milliers, les éventuelles pollutions de nappes phréatiques dues aux fuites de méthane, etc.
Or, jusqu’à maintenant, aucun dispositif législatif n’oblige les entreprises à respecter des engagements écologiques pour réduire leur dette environnementale. Elles ne sont qu’incitées à rendre plus durables leurs modèles économiques et peuvent être seulement contraintes de « réparer » les préjudices écologiques entraînés par leur activité.
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En 2016, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages instaurait un régime de réparation du préjudice écologique et renforçait le principe du pollueur-payeur. Une avancée législative, mais qui comporte deux inconvénients majeurs : elle ne permet pas de prévenir les catastrophes, car elle n’oblige pas les entreprises à modifier leurs pratiques pour les supprimer, ni même à les « réparer » ipso facto. Pour ce faire, il faudra qu’un particulier, une association se saisisse du dossier et mène une action en justice contre le responsable du préjudice, naturel et/ou humain, afin qu’il soit reconnu et qu’une condamnation soit prononcée. Pour autant, l’indemnisation accordée par le tribunal n’aura jamais pour effet de réparer intégralement les dégâts causés ; les coûts de ces destructions restent largement à la charge des collectivités.
Plusieurs lois ont suivi pour appeler au « devoir de vigilance » et au renforcement de la résilience face aux effets du dérèglement climatique (avec le développement des énergies renouvelables, notamment) : loi du 27 mars 2017 ; loi Climat et Résilience de 2021 ; accord européen sur la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui va obliger les entreprises européennes à élaborer un reporting de durabilité à partir de 2024.

Mais il faut désormais aller plus loin que ces accommodantes logiques de la réparation et de l’incitation à la transition non contraignante, et amener les entreprises à une logique de la responsabilité. Au-delà de la publication d’informations, il faut les obliger à évaluer les conséquences écologiques de leur activité économique pour en provisionner le coût dans leurs bilans comptables.
Exiger des entreprises des bilans sincères
Il est moins compliqué qu’il n’y paraît de déterminer le montant d’une « provision écologique ». Il s’agit d’abord d’évaluer le montant financier des coûts écologiques prévisibles, ceux qui sont indissociables de l’activité. Dans le cas des multinationales du pétrole, l’opération est relativement simple puisque le carbone, le gaz à effet de serre le plus émis par les hydrocarbures, a désormais un coût à la tonne.
On entre là dans un exercice de sincérité des comptes, qui va amener une société à « déprécier » ses actifs, c’est-à-dire à ôter de ses bénéfices à la fois les coûts écologiques induits par son activité et celui des transformations que va induire son adaptation à la crise climatique : pour Total, le développement des énergies renouvelables par exemple.
Finis alors les « dividendes fictifs », calculés sans tenir compte de ces coûts écologiques. Une petite révolution dans les esprits, mais pas dans le cadre législatif, puisque le plan comptable général, auquel doivent se conformer toutes les sociétés, les oblige déjà à déprécier leurs actifs lorsqu’elles savent qu’elles vont devoir modifier leurs conditions d’exploitation — comme c’est le cas pour Total. Mais cette règle n’est simplement pas appliquée. Même si le Conseil constitutionnel lui-même soulignait dans une décision du 31 janvier 2020 que la liberté d’entreprendre ne devait plus s’exercer aux dépens du droit de l’environnement.
Vers un actionnariat activiste
Le 26 mai 2023, rappelons que 30 % des actionnaires de TotalÉnergies ont voté en faveur de la « résolution A », demandant à la société d’aligner ses émissions de gaz à effet de serre sur l’Accord de Paris. Relayées par les médias, dix-sept institutions financières avaient déposé cette résolution à l’assemblée générale de Total, sous l’impulsion de l’ONG néerlandaise d’activisme actionnarial Follow This.
Lire aussi : Pour ébranler les multinationales, des activistes en deviennent actionnaires
Début juillet, quand TotalÉnergies a distribué le solde de 9,5 milliards de dividendes de l’exercice 2022, une question s’est posée pour ces actionnaires : que faire de ces dividendes illégitimes ? Peut-on en même temps dénoncer l’inaction climatique d’une entreprise, en accord avec 188 experts français du Giec [2], et encaisser ses dividendes ?
En assignant TotalÉnergies en justice pour « dividendes fictifs » et en rendant leurs dividendes, ils choisissent d’exercer une pression sur la multinationale pour accélérer sa transition économique de manière systémique et, le cas échéant, l’inciter à rediriger ses investissements sur des secteurs plus vertueux.
La seule contrainte financière faisant loi pour les entreprises, nous avons peut-être trouvé là un moyen de les presser à sortir du négationnisme climatique. Et d’empêcher que leur enrichissement continue à se faire au préjudice de la nature, et des générations suivantes.