Albert le décroissant

Durée de lecture : 5 minutes
Culture et idéesL’hommage de Serge Latouche à Albert Jacquard : il était « un citoyen du monde qui sait encore habiter la terre en poète ». Et un objecteur de croissance, à l’arithmétique impitoyable.
Albert Jacquart nous a quitté ce mercredi 11 septembre 2013 à l’âge de 87 ans des suites d’une leucémie. Lors de notre dernière rencontre, le vendredi 10 mai, un déjeuner avec Hélène Amblard, sa complice de trente ans, organisé par Jean-Paul Barriolade, notre éditeur commun (Sang de la terre), pour parler de son prochain livre à paraître (Réinventons l’humanité), il était déjà très affaibli et ne pouvait guère plus communiquer que par le truchement d’Hélène.
Je ne connaissais pas encore Albert Jacquard quand j’ai commencé, en 2002, à propager le message de la décroissance. Tout en ayant croisé quelques références à sa pensée, je connaissais très mal ses écrits. Je ne l’ai rencontré la première fois qu’au cours de la dernière étape d’une longue marche de la décroissance, en juillet 2005, partie de Lyon pour arriver à Magny-cours afin de dénoncer le scandale, l’absurdité et le gaspillage des courses automobiles en circuit de formule 1. Nous étions frères sans nous connaître.
Albert jacquard était généticien, donc un scientifique des sciences dures ; toutefois, et pas seulement pour l’importance qu’il attachait à l’éthique de la recherche, il était aussi quelque peu philosophe, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire amoureux de la sagesse, qualité malheureusement trop rare de nos jours chez les scientifiques et dont il fait montre abondamment dans son dernier ouvrage.
Toutefois, ce que l’on découvre surtout à la lecture de ces entretiens avec Hélène Amblard, c’est qu’il peut mettre entre parenthèse sa science pour parler avec émotion des choses familières de l’existence. Ce ne sont pas tant les objections du savant à la croissance que l’on y retrouve que les confidences de l’homme dans son expérience quotidienne des choses de la vie, celles d’un citoyen du monde qui sait encore habiter la terre en poète.
Cependant, ce qui à scellé notre complicité est « l’équation du nénuphar », cet apologue qui résume bien le message de la décroissance. Avec « l’équation du nénuphar », titre d’un livre éponyme, Albert Jacquard, en effet, tente de faire comprendre, avec sa belle simplicité et son incontestable talent pédagogique, aux élèves de CM2 (formule qu’il préfère au fameux MC2…) cette chose que nos responsables politiques n’arrivent pas à réaliser, à savoir qu’une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. « Il faut garder à l’esprit qu’une augmentation de 2 pour 100 par an, qui semble bien modeste et raisonnable, correspond à une véritable explosion lorsque l’on raisonne à long terme : le doublement étant obtenu en moins de trente-cinq ans, il y a multiplication par huit au bout d’un siècle, soixante-quatre après deux siècles, et après 20 siècles… ». Albert Jacquard se révèle ainsi un « objecteur de croissance » de la première heure et un authentique précurseur de la décroissance. Il met à nu le cœur de la déraison du système, à savoir la volonté de plier l’économie à la raison géométrique.
Son humanisme/universalisme, peut-être un peu naïf, mais lié à sa grande générosité, l’a amené à participé à tous les combats contre l’injustice et la déraison du système, depuis le droit au logement jusqu’à la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des landes, en passant par l’anti-nucléaire, l’anti-pub, la malbouffe, l’addiction à la bagnole, etc. Son adhésion au mouvement de la décroissance et sa participation à diverses manifestations se sont faites tout naturellement. « Toute croissance, explique-t-il, rencontre rapidement son asymptote ». Faute d’avoir respecté les limites fixées par la nature, « il faudra donc tendre vers des processus en circuit fermé, ce qui rend nécessaire une période de décroissance ».
La transposition qu’il fit naguère de la critique de la logique de la croissance au chômage est toujours d’actualité. « Un domaine où les nombres, écrit-il, risquent fort d’être plus un camouflage qu’un révélateur de la réalité est l’actualité économique. (…) Tous les jours, les journaux ou les radios nous annoncent que la croissance du produit national brut n’est que de 2,3 p. 100 par an, que le nombre de chômeurs a augmenté depuis un an de 3 p. 100, qu’il faudrait une croissance de 4 p. 100 pour commencer à résorber ce chômage … ». Selon ses calculs, une croissance du PIB français de 4% par an entraînerait un recul du taux de chômage de 2%. A ce rythme-là, dans cinquante ans, le PIB serait multiplié par 7 (+ 600%) mais le nombre de chômeurs ne baisserait que de 64 %. Etant donné que le chômage, toutes catégories confondues, concernait 5 millions de personnes en 2010, nous serions encore très loin du plein emploi en 2060, puisque subsisteraient un peu moins de 2 millions de chômeurs.
Il ajoute avec pertinence : « La connaissance de cette évidence aurait évité à un ancien premier ministre, pourtant réputé fort intelligent, de souhaiter une croissance de la consommation supérieure à 4 p. 100 durant trente ans pour commencer à réduire le chômage. En tirant les conclusions du rythme souhaité, il aurait constaté que cette évolution aurait nécessairement abouti à une multiplication par quatre de la consommation, ce qui n’est guère compatible avec la limitation des ressources de la planète et de sa capacité à absorber nos déchets ».
Une réflexion que les hiérarques du parti socialiste au pouvoir, qui ne manqueront pas cependant de rendre hommage au grand savant disparu, feraient bien de méditer.