Au Guatemala, le pétrolier franco-britannique Perenco fait sa loi

Vue aérienne des installations de Perenco au Guatemala, dans la deuxième plus grande zone humide d’Amérique latine. - © Tobias Zamora
Vue aérienne des installations de Perenco au Guatemala, dans la deuxième plus grande zone humide d’Amérique latine. - © Tobias Zamora
Le Congrès du Guatemala devrait prochainement voter une loi favorisant le pétrolier franco-britannique Perenco. Depuis plus de vingt ans, ce dernier reste protégé de la justice malgré une longue série d’irrégularités.
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Guatemala Ciudad (Guatemala), reportage
C’est un texte taillé sur mesure pour une entreprise. Voilà ce que devrait bientôt voter le Congrès de la République du Guatemala. Une « loi Perenco » selon l’opposition, du nom de l’entreprise franco-britannique qui extrait 90 % du pétrole national et apporte à l’État 95 % des revenus pétroliers [1]. L’avis favorable de la commission des finances publiques du Congrès est sans ambiguïté : « Le contrat n° 2-85 [de Perenco] [2]est sur le point d’expirer, de sorte qu’une réaction législative à ce propos est impérative. » Pourtant, les volumes extraits et les recettes pour l’État décroissent depuis des années [3].
Ce texte propose que les contrats d’opérations pétrolières, d’une durée maximale de vingt-cinq ans, puissent être prorogés de vingt-cinq ans de plus (contre quinze actuellement), jusqu’à atteindre « la limite économique du gisement », soit le stade où « la production issue d’un gisement est insuffisante pour couvrir les coûts récupérables pour continuer les opérations prévues par le contrat ». Ces « coûts récupérables » sont les dépenses de l’entreprise remboursables par l’État — ce dont Perenco a usé et abusé [4].

Le projet de loi propose aussi de permettre une suspension des paiements à l’État et une « reconnaissance de dette d’une échéance pouvant aller jusqu’à vingt-quatre mois ». Il prévoit aussi que la loi s’applique à tout contrat en vigueur lors de son entrée en application. « Cela entre en conflit avec le principe de non-rétroactivité et de sécurité juridique de la Constitution et de la loi de l’Organisme judiciaire », dit à Reporterre Ligia Hernández Gómez, députée du parti écolo Semilla. En outre, ce texte « permet une prorogation des contrats sans processus d’appel d’offres, contrairement à ce que prévoit la loi sur les hydrocarbures ».
Le parcours même du projet de loi a été inhabituellement court : présenté le 19 janvier 2022 en séance plénière, voté en première et deuxième lectures les 6 et 7 décembre, il sera soumis à une dernière lecture avant le terme de la législature, les élections ayant lieu le 25 juin 2023. Alors que Perenco exploite le pétrole dans une zone protégée et que tout contrat d’exploitation exige la validation par le ministère de l’Environnement et une étude d’impact environnemental, ce n’est pas la commission de l’environnement du Congrès qui a examiné le texte mais celle des finances publiques. Il est vrai que la première est dominée par des partis d’opposition… et la seconde par une majorité d’alliés du gouvernement. « La commission a donné un avis favorable en un temps record sans véritable étude », précise Mme Gómez.
Pas un mot dans l’avis de la commission sur « le fait que ces ressources sont exploitées dans une zone protégée et que la loi des zones protégées interdit les activités extractives dans les parcs nationaux et les zones-noyaux de la Réserve de la biosphère maya ». La réforme étant, selon la commission, « d’urgence absolue », l’environnement passe à l’as. « Personne n’ose dire que l’entreprise ne respecte pas l’exigence de fournir une étude d’impact environnemental. Cela impliquerait de dire qu’elle est dans l’illégalité. Ce serait mettre en évidence la négociation entre le gouvernement et l’entreprise pour passer au-delà de la loi environnementale. »

Une corruption sans corrupteur
Question traitement de faveur, les années 2007-2010 sont un précédent éclairant. Acquis par Perenco en 2001, le contrat d’exploitation expirait à l’été 2010. Or la législation pétrolière ne permettait pas de reconduction. Opportunément, en 2008, fut adoptée la loi « Fonpetrol », qui créait un fonds de répartition des revenus du pétrole avantageant les localités où il est exploité [5]. Ce cheval de Troie a modifié la loi des hydrocarbures, permettant le renouvellement de contrat pour quinze ans. Qu’un politicien influent, condamné plus tard pour corruption [6], en soit à l’initiative, doit-il faire douter de son souci de l’intérêt de la nation ?
Deux ans plus tard, à la date fatidique, Perenco n’avait fourni aucune étude d’impact environnemental et n’avait donc pas la validation du ministère de l’Environnement — des prérequis pour l’autorisation d’exploitation. En outre, trois ministres s’y opposaient. Qu’importe : le président Álvaro Colom accorda la prorogation du contrat jusqu’au 12 août 2025. Perenco pourrait remettre l’étude plus tard : on reporta donc l’évaluation de la possibilité d’une poursuite d’activité… déjà autorisée. Dans la foulée, le président décora l’ambassadrice de France Michèle Ramis-Plum de la Grand-croix de l’Ordre du Quetzal. Hasard de date sûrement sans rapport avec les excellentes relations entre l’ambassade et Perenco, ni avec le rôle joué par celle-ci pour organiser une exposition archéologique au musée du Quai Branly en 2011 [7]. En août 2010, Colom annonça la création d’un « Bataillon vert » pour sécuriser le parc national Laguna del Tigre, en échange d’une « donation » de Perenco à l’État, sur la base de 0,30 dollar par baril. Cet arrangement légal se poursuit [8] aujourd’hui encore.
Des mandataires de Perenco s’étaient présentés « pour demander la suspension du plan » directeur du parc
Quelques jours avant cette décision, une dissonance s’était pourtant fait entendre. Le 7 juillet 2010, le parquet inculpa Sergio Enrique Véliz Rizzo, ex-secrétaire exécutif du Conseil national des zones protégées (Conap), pour avoir altéré le plan directeur 2007-2011 du parc national Laguna del Tigre. Trois ans plus tôt, il avait supprimé les passages dénonçant l’exploitation pétrolière comme menace : « De nouvelles activités pétrolières ne sont pas permises », était-il écrit. Le quotidien Prensa Libre révéla que « des mandataires de Perenco, parmi lesquels Arthur de Fautereau, [s’étaient alors] présentés au Conap pour demander la suspension du plan » [9].

Un rapport négatif aurait contrarié l’entreprise, à une époque où les puits guatémaltèques représentaient autour de 10 % des revenus de la multinationale. En 2012, l’ex-fonctionnaire fut condamné à trois ans de prison. Le corrupteur, lui, ne fut pas recherché. Pourtant, « durant le cours de l’enquête, le Conap a fourni […] une lettre signée par le représentant légal de l’entité Perenco Guatemala Limited d’alors, dans laquelle il demandait à Véliz Rizzo de laisser sans effet le plan directeur approuvé, car il désapprouvait son contenu […]. Cette lettre prouve l’intérêt d’un tiers à la modification du plan directeur », commentait alors le juriste Juan Carlos Carrera Campos.
En octobre 2015, ce dernier devint vice-ministre de l’Environnement intérimaire. Cherchant à connaître le statut légal de l’activité de Perenco dans une zone protégée, il finit par découvrir l’étude d’impact environnemental, reçue en 2012 par le Conap, et jusqu’alors introuvable. Elle ne portait pas d’avis, favorable ou défavorable. Une plainte fut alors déposée contre le Conap, tandis que le vice-ministre Carrera Campos déposait plainte contre le gouvernement Colom pour inconstitutionnalité de la prorogation, abus d’autorité et omission de délit. Ces plaintes semblent être restées sans suite.
Quelques jours avant le renouvellement du gouvernement, le 4 janvier 2016, le ministère se prononça : l’étude « ne remplit pas les prérequis et [il] recommande sa non-approbation ». Une décision renforcée par l’avis « non favorable » du Conap. Fin janvier 2016, le procureur général de la République recommanda la suspension des activités de l’entreprise « jusqu’à ce qu’elle dispose de l’approbation, de la part du ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles, du diagnostic d’impact environnemental correspondant ». Perenco n’en a pas moins poursuivi ses activités.

Paradis fiscaux, Pandora Papers… Autour de Perenco, des soutiens précieux
Depuis 2018, le ministre de l’Énergie et des Mines Alberto Pimentel fait bénéficier ses proches de contrats juteux avec l’État et s’abstient de sanctionner des entreprises pétrolières — dont Perenco — pour non-paiement de royalties. La Cour des comptes l’a d’ailleurs sanctionné, ainsi que ses trois prédécesseurs, en 2021. Mais l’impunité règne. Durant dix-huit mois, le député Edwin Lux a tenté de le contraindre, par une procédure parlementaire, à répondre sur des concessions minières accordées libéralement. En vain : les manœuvres de la majorité l’ont empêché d’y parvenir. « Ce qu’a démontré l’interpellation, c’est la protection systémique des agents politiques qui gèrent le thème minier », dit-il à Reporterre. Pourtant, « la Cour constitutionnelle a émis un avis selon lequel il n’est pas permis de développer d’activités minières. Or, les deux derniers ministres [le prédécesseur, Erick Archila Dehesa, a quitté le Guatemala pour échapper à des poursuites pour corruption] n’ont pas respecté cette résolution qui a valeur de loi ».
Surtout, Perenco compte sur un associé bien placé : Antonio Minondo Ayau. En poste depuis 2001, alors que les cadres sont des expatriés envoyés une paire d’années et renouvelés régulièrement, Minondo Ayau est probablement le « vrai » représentant de l’entreprise au Guatemala. « Il tire son pouvoir de la rotation des gens venus de l’extérieur », estime un ancien de Perenco. Tout comme avant lui son oncle Manuel Ayau Cordón au sein de Basic Resources, Antonio Minondo Ayau a le profil de l’associé de multinationale : un homme qui a accès aux cercles de pouvoir.
Au Guatemala, la justice n’a pas jugé bon d’enquêter sur Perenco
Au Guatemala, l’oligarchie est un réseau de familles aux liens étroits [10]. Comme le montre sa généalogie, l’homme est issu de familles au cœur du pouvoir économique et politique depuis le XIXᵉ siècle. Son père et son oncle ont cofondé le Mouvement de libération nationale (MLN), parti lié aux réseaux anticommunistes latino-américains et aux escadrons de la mort dans les années 1970-1980 [11].
La famille Ayau a maints investissements dans le secteur énergétique et minier. Raúl, frère d’Antonio — et cofondateur de l’association d’extrême droite Liga Pro Patria — dirige ainsi Hidroeléctrica Salá. Antonio Minondo Ayau apparaît aussi dans les Pandora Papers. Des documents découverts par le Consortium international des journalistes d’investigation ont révélé les sommes dérisoires acquittées à l’État des Bahamas par la filiale Perenco Guatemala Limited : 1 000 dollars par an entre 1998 et 2015. Familier des paradis fiscaux, M. Ayau figure, aux côtés du gratin de l’oligarchie guatémaltèque, au conseil d’administration de sociétés domiciliées au Panama [12]. Il apparaît aussi dans celui de Bain Capital, fonds d’investissement créé par Mitt Romney, candidat républicain à la présidentielle étasunienne de 2012. Une société spécialisée dans l’investissement offshore, domiciliée dans le paradis fiscal du Delaware… et liée historiquement à l’oligarchie et l’extrême droite du Salvador.
Une source anonyme raconte sa rencontre avec Minondo Ayau, qui lui a révélé son sens pratique : « Il avait un problème avec un leader communautaire [maya q’eqchi’], Ramiro Choc, à l’époque en prison pour avoir envahi un terrain privé. Il m’a dit : “Je le visite et je l’aide sur le plan économique, parce que je ne peux pas me permettre que son organisation vienne affecter l’oléoduc qui passe par Izabal [dans l’est du Guatemala]”. »
Ce drôle d’associé aurait-il pu jouer de son influence pour faciliter certains « hasards » favorables qui ponctuent l’histoire de Perenco au Guatemala ? À ce jour, la justice n’a pas jugé bon d’enquêter sur l’entreprise.
Ni M. Minondo Ayau, ni Perenco, ni le gouvernement du Guatemala n’ont répondu à nos sollicitations.
• La première partie de notre enquête est ici. La suite à lire demain.