Au Kosovo, Serbes et Albanais luttent ensemble pour protéger leurs rivières

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Monde Eau et rivièresDans la vallée de la Lepenac, au Kosovo, Serbes et Albanais se battent ensemble pour protéger leurs rivières des investisseurs. Des milliers de projets de mini centrales hydroélectriques assèchent les cours d’eau et mettent en péril les cultures locales.
- Vallée de la Lepenac (Kosovo), reportage
Dragoljub Milanovic est désespéré. Depuis plusieurs mois, ce retraité serbe, qui a travaillé en France dans les années 70, voit tous les jours les bulldozers entamer le lit des cours d’eau de sa vallée. « Ici, avant, on faisait un petit barrage avec les pierres et puis on se baignait dedans, raconte-t-il la voix brisée. Et on pouvait boire l’eau en toute tranquillité. Mais après les bombardements et puis maintenant avec ces chantiers, adieu. L’eau est dégueulasse. » À quelques mètres seulement de sa maison, la belle rivière Murzica, qui coule entre les saules et les frênes depuis le sommet des montagnes de Shar, est complètement ravagée. Régulièrement, l’accès à l’eau des habitants de la vallée est coupé la nuit.
« Et là, vous voyez ce tuyau où ils vont faire passer la rivière ?, dénonce Dragoljub, alors qu’un bulldozer soulève pierres et troncs d’arbres dans un vacarme assourdissant. Depuis qu’ils ont commencé, il n’y a aucun panneau ! Ils ont signé des papiers qui ne sont pas en règle. Ils ont donné l’autorisation comme ça, dans un café du coin. » Autour du « chantier », aucun permis de construction n’est affiché et les ouvriers ne portent ni casque ni uniforme. La situation est identique sur presque tous les cours d’eau de la région et jusqu’au cœur du parc national de Shar, où des tuyaux ont été installés.
Les petites centrales hydroélectriques qui se construisent sur la vallée de la Lepenac sont vivement contestées par les habitants. Devant la mairie de Shterpce, ils dénoncent chaque mois le manque de transparence et la corruption qui entourent ces projets. Dans les Balkans, on compte près de 3.000 centrales hydroélectriques en projet ou en cours de construction. Des investissements très rentables qui ne répondent pas aux réels besoins énergétiques locaux car l’électricité produite est vendue sur les marchés internationaux et utilisée en majorité par les industries.

Vingt ans après la guerre qui les a meurtris, la région de Shterpce est l’une des rares au Kosovo où Serbes et Albanais vivent encore ensemble. Entre mars 1998 et juin 1999, la folie nationaliste et l’idéologie criminelle du « nettoyage ethnique » du président serbe Slobodan Milošević ont coûté la vie à près de 13.000 personnes — plus de 10.000 Albanais et 2.200 Serbes selon le Humanitarian Law Center basé à Pristina, la capitale du Kosovo. Un conflit sanglant, achevé sous les bombes de l’Otan, qui a marqué le point final de la désintégration de la Yougoslavie socialiste.

Aujourd’hui, le conflit est encore présent au quotidien au Kosovo — désormais indépendant —, les politiciens agitant les idées nationalistes pour mieux régner et favoriser leurs intérêts économiques. Dans ce contexte, Donald Trump voulait un « big success », parfait pour sa campagne électorale : le président américain devait réunir les présidents serbe et kosovar afin d’obtenir à tout prix un accord sur la question complexe du Kosovo, un État que la Serbie ne reconnaît pas. Mais le président kosovar, Hashim Thaçi vient d’être officiellement accusé de « crimes contre l’humanité » et « crimes de guerre », et le sommet de Washington est reporté.
Sur le terrain, Serbes et Albanais dépassent pourtant souvent les divisions et les stigmates, comme dans la vallée de la Lepenac — où les premiers vivent dans des « enclaves », où flottent encore quelques drapeaux serbes — pour protéger leurs rivières des investisseurs.

« C’est l’intérêt de tout le monde qu’on doit défendre, parce que s’il n’y a plus d’eau, il n’y aura plus personne »
Ainsi, depuis fin 2018, Dragoljub discute régulièrement avec ses voisins albanais, comme Agron Rushiti qui habite un peu plus loin dans la vallée. « Bien sûr, on se connaissait. Mais le plus souvent, c’est la rivière qui nous réunit, explique Agron, un mécanicien d’une quarantaine d’année. Dans notre village de Bitinja, on ne va pas seulement protester entre Albanais, on y va aussi avec les Serbes. Parce que c’est l’intérêt de tout le monde qu’on doit défendre, parce que s’il n’y a plus d’eau, il n’y aura plus personne. » Comme des dizaines de familles de la région, Agron cultive quelques hectares de framboises, mais aussi des céréales. Dans un pays où les ressources sont limitées, la plupart des habitants de la Lepenac dépendent au quotidien de l’eau des rivières. L’assèchement des cours d’eau par les centrales hydroélectriques pourrait avoir des conséquences catastrophiques.
« Pour nous, l’eau c’est la vie, plaide Agron, grave. Et pour le profit de deux ou trois personnes qui vont gagner des millions, on va sacrifier toute une communauté. Tout ce qu’on produit dans les champs ici, c’est grâce à la rivière Lepenac. Si ça change, il n’y a plus de vie. » En aval des premières centrales terminées, la Lepenac est déjà quasiment à sec et c’est pourtant le mois de juin : la saison de la fonte des neiges. Fabien Techene est le représentant de WWF Adria pour le Kosovo. Il vient souvent à la rencontre des populations qui s’opposent à ces barrages.

« Il y a des mobilisations similaires en Bosnie, raconte-t-il en inspectant un chantier. Même s’il y a des tensions, qu’on soit Albanais, Serbe ou Croate, l’impact est le même. Et à partir de là, les gens se réunissent autour de ce problème commun. » Malgré les difficultés, les différentes communautés d’ex-Yougoslavie arrivent à dépasser les divisions liées aux conflits des années 90 afin de protéger le bien commun.
« L’Union européenne, au lieu de nous aider, finance ces gens qui détruisent nos conditions de vie »
Sur le long terme, ces constructions posent de réels problèmes pour l’environnement comme pour les populations, surtout que le Kosovo est déjà en situation de stress hydrique. Selon Fabien Techene, les centrales construites sur la Lepenac risquent d’aggraver le problème. « Les ressources en eau du pays sont déjà relativement faibles, explique-t-il. Si on ajoute aux pollutions industrielles des centrales hydroélectriques qui assèchent les rivières, sur cinq, six ou dix kilomètres parfois, on se retrouve avec un pays qui n’a plus vraiment de tronçons de rivières de bonne qualité, avec une quantité d’eau suffisante. »
Portée par une image verte, l’énergie hydraulique a le vent en poupe dans les Balkans. Souvent favorisée par la corruption des autorités locales, cette « ruée vers l’or bleu » touche surtout les petites rivières sauvages et n’épargne pas les zones protégées. Des centaines de ces barrages sont ainsi construits dans des parcs nationaux comme dans les montagnes de Shar. Dans un rapport paru l’an dernier, l’ONG Bankwatch pointait le soutien financier accordé par les États des Balkans, candidats à l’intégration à l’Union européenne (UE), à ces centrales de moins de dix mégawatts. Des aides en contradiction avec les directives de l’UE en matière de protection de l’environnement mais qui bénéficient, aussi, à des compagnies basées dans les capitales de l’UE. Derrière les investisseurs locaux, Autrichiens, Croates, Italiens ou Français se cachent souvent derrière des montages financiers complexes.

Après des années de scandales politiques, l’idéal du « Kosovo multiethnique » promu par la communauté internationale a bien du mal à toucher des citoyens découragés par la corruption et l’impunité des réseaux criminels. Lors de leurs mobilisations pour la sauvegarde de leur environnement, les habitants de la Lepenac ont parfois été violemment repoussés par les forces de police. Stoyan Josimovic, Serbe, est l’un des porte-parole des habitants de la Lepenac. « Nous, nous ne sommes pas des politiciens et, avec nos mobilisations, nous avons montré que nous sommes vraiment pour le vivre-ensemble et le bien commun. L’UE, au lieu de nous aider, aide ces gens qui détruisent nos conditions de vie. Elle les finance alors qu’ils détruisent notre vie. »
Dans un contexte tendu, les Serbes et les Albanais de la Lepenac arrivent à rester unis et continuent leur lutte pour le bien commun. Une demande de justice qui a peu de chances d’être entendue par la diplomatie américaine de Donald Trump qui pousse de toutes ses forces à un accord entre les deux pays. Un accord qui pourrait aboutir à une dangereuse redéfinition des frontières de la région, et faire ressurgir les tensions nationalistes.