Avec le numérique, la santé se déshumanise et se privatise

- Unsplash/CC/Hush Naidoo Jade Photography
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Durée de lecture : 7 minutes
Santé NumériqueTéléconsultation, intelligence artificielle… le numérique accélère la privatisation du système de santé, selon les autrices de cette tribune. Elles plaident pour une réflexion collective sur le soin.
Une équipe de soignantes du collectif Écran total Occitanie, qui milite pour la dénumérisation de la santé.
En pleine pénurie de médecins généralistes (près d’un médecin sur deux serait dans l’incapacité d’accepter de nouveaux patients), des malades sont contraints de recourir à la téléconsultation. Dans des cabines… vides, disponibles dans des pharmacies ou des supermarchés. En effet, les centres commerciaux se préparent à proposer des soins virtuels. Depuis la loi HPST (Hôpital, patients, santé, territoire), de 2009, la télémédecine est financée via des crédits des Agences régionales de santé, qui voient dans cet outil un investissement rentable pour l’avenir.
La Sécurité sociale a longtemps été réticente à financer la télémédecine, qui a fini par bénéficier d’une partie des financements de droit commun, en 2018. Décisif, le plan de financement de la Sécurité sociale de 2023 entérine la facturation à la Sécurité sociale des dépenses numériques liées à la télémédecine, favorisant ainsi les entreprises qui cherchent à salarier un nombre croissant de médecins pour augmenter les consultations virtuelles.
Une médecine au profit du secteur privé
Passé en force fin octobre à coups de 49.3, ce nouveau plan de financement consiste en une série de nouvelles mesures dont beaucoup s’appuient sur la généralisation de la « e-santé ». Le numérique est ici une porte d’entrée diffuse à la privatisation du secteur de la santé, là où elle n’avait pas encore été possible auparavant.
Ainsi, les nouvelles conventions public/privé désengagent le service public [1] d’assurer l’accès aux soins dans les zones touchées par la pénurie de personnels ou l’impossibilité d’accéder à toutes les spécialités. Désormais, des délégations de service public permettent à des entreprises de facturer des prestations spécifiques. Certaines sociétés privées de télémédecine sont seulement prestataires de logiciels ; d’autres produisent les logiciels tout en proposant des « soins » remboursés par la Sécurité sociale, comme les téléconsultations. Quand, sur un territoire, certaines spécialités ont presque disparu, deux possibilités s’offrent à vous : consulter dans le privé des spécialistes qui pratiquent souvent des dépassements d’honoraires ou, si vous êtes pauvre, consulter un service de télémédecine ou d’assistant virtuel.
Des fonds sont également prévus pour aider les ingénieurs des start-up en e-santé à développer des services numériques à l’usage des soignants — s’il en reste, bien sûr. Car ils et elles désertent aujourd’hui massivement faute de pouvoir travailler dans des conditions décentes. La distribution de tablettes et de quelques primes ne découragera pas ces départs massifs, qui débouchent sur la fermeture de nombreux services.
Une autre part du budget public du plan de financement est allouée à la médecine prédictive et génétique, consistant à analyser par intelligence artificielle quelles maladies nous toucheront potentiellement, quelles habitudes de vie renforcent ces prédispositions, etc. Pour ces laboratoires et entreprises, la collecte et l’accès systématiques à toutes nos données médicales est une priorité, qui leur permettront de « valoriser » leurs « solutions » auprès des établissements de santé, des patients ou des assurances. D’où la création des espaces numériques de santé : le dossier médical partagé (DMP), récemment remplacé par Mon espace santé, qui ouvre la voie à « l’ouverture des données de santé » tant demandée par le secteur privé [2].
Une médecine déshumanisée
Initié en 2020, le Ségur du numérique est doté d’un budget public de 2 milliards d’euros financés principalement par les fonds européens. Ce n’est pas un objectif de soins qui motive cette numérisation de la santé, mais la politique de privatisation à peine voilée que soutient l’Union européenne. Comme l’indique le ministère de la Santé, l’objectif du Ségur du numérique est de passer « de 10 millions à... 250 millions de documents échangés par an via le DMP et la Messagerie sécurisée de santé à la fin 2023 ». Le site ameli.fr nous informe que tous les soignants qui s’y engagent bénéficient d’un nouveau financement à hauteur de 2 800 euros (forfait structure) et d’un cadeau : le logiciel certifié Ségur est offert.
Ainsi, plus besoin de contacts, plus besoin de temps partagé entre humains. Plus besoin de voir les gens tant qu’ils peuvent cliquer. Une majorité de patients et de soignants contestent ces objectifs. Nos revendications sont souvent plus sommaires : des sous, des lits, du temps, une chouette équipe. La simplification administrative de Mon espace santé et le dossier unique du patient nous ont fait miroiter une meilleure prise en charge, mais le constat est amer. Les piratages de données médicales se généralisent, comme les pannes informatiques. À l’hôpital, il est devenu banal de travailler « en dégradé », c’est-à-dire « sans ordis car ils ont planté ». Il arrive parfois que le mode dégradé nous donne un sentiment de libération, car on a alors davantage de temps pour les soins.
Le 6 octobre, les locaux de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) d’Albi ont été investis quelques heures par une quarantaine de personnes s’opposant à la mise en place de Mon espace santé, qui est le support de tout ce beau programme. Le collectif Écran total a rappelé à toutes les personnes présentes que cet espace numérique n’est en rien obligatoire et qu’au lieu d’en faire la promotion, la CPAM devrait informer les usagers de leurs droits : chacun peut désactiver cet espace à tout moment, même au terme du délai de six semaines mentionné dans la communication. Suite à une entrevue avec la direction, la CPAM s’est engagée à rappeler par différents médias (affichage, répondeur téléphonique et site web), le caractère non obligatoire de Mon espace santé et des moyens de s’en défaire.
Reste à savoir si cet engagement sera respecté. Surtout, réfléchissons aux moyens de nous saisir collectivement de ce refus d’un système de santé privatisé, dégradé, déshumanisé, pathogène pour les soignantes et soignants comme pour les patientes et patients. Le soin est un champ de bataille politique. Qui soigne ? Qui finance ? Qui décide ? Que déciderions-nous à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’un village sur nos besoins en matière d’accès à la santé, et pour quel idéal ? Il est vital de nous réapproprier le soin.