Balade magnifique au Jardin du Lautaret, trésor de la botanique alpine

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Nature La balade du naturalisteLe Jardin alpin du Lautaret (Hautes-Alpes) est un jardin botanique unique. Perché à 2.100 m d’altitude, le jardin accueille près de deux mille plantes alpines du monde entier et un tiers de la flore française.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.
Col du Lautaret (Hautes-Alpes), reportage
Canicule partout en France. À 2.058 mètres d’altitude, au col du Lautaret (Hautes-Alpes), le mercure affiche un petit 21°C. L’endroit est réputé des connaisseurs de cyclisme. Le Tour de France y a fait d’ailleurs passage lors de son édition 2017. Enserré entre la Meije (3.987 m) et le Parc national des Écrins au sud, et le Grand Galibier (3.228 m) au nord, le lieu gagnerait à être davantage connu pour sa richesse écologique, due à sa situation à la rencontre de différents territoires naturels alpins : des Alpes du Nord neigeuses et nappées de brouillard, aux Alpes du Sud à l’ensoleillement méditerranéen ; des Alpes subissant l’influence océanique humide aux Alpes internes au climat continental sec. La diversité géologique entraîne aussi l’incroyable diversité floristique. Le massif du Galibier est fait de différentes roches sédimentaires alors que les Écrins sont cristallins.

Bartholomé Clerc, étudiant en biologie à l’université de Grenoble Alpes (UGA) accueille des groupes pour la visite guidée du Jardin botanique alpin du Lautaret, implanté en 1899 par Jean-Paul Lachmann, alors professeur de botanique à l’université de Grenoble. « Il faut savoir que ce jardin n’a pas toujours été là. Il était initialement en bordure de la route. En 1919 fut construite la route du col du Galibier dont le tracé passait au milieu du jardin. Il a donc été déplacé ici, à 2.100 m d’altitude, en ajoutant le chalet Mirande dans lequel logent les stagiaires et les permanents », raconte l’étudiant. Depuis se sont ajoutés le chalet-laboratoire qui reçoit des chercheurs du monde entier et la Galerie de l’alpe, destinée à accueillir le public. Aujourd’hui, le jardin est à la fois une unité de recherche, de formation des étudiants, de collection botanique et de vulgarisation scientifique incluse à la station alpine Joseph-Fourier, qui dépend de l’UGA et du CNRS. Reporterre a suivi Bartholomé Clerc dans les allées en compagnie d’une douzaine d’estivants.

« À l’état naturel, le Lautaret est un endroit très riche. On y dénombre près de 1.500 espèces végétales, soit pas loin d’un tiers de la flore française », expose l’étudiant. Grâce aux variations climatiques et géologiques et par les différences d’altitude et de pentes du pied du col aux sommets environnants, « qui créent un gradient pour différents étages d’espèces », poursuit-il. L’action humaine y est aussi pour quelque chose. L’étage alpin, c’est-à-dire l’écosystème au-delà de la limite naturelle de la forêt, est « habituellement à 2.300 m dans les Alpes. Ici, il est à 2.100 m. À cette altitude, celle de l’étage subalpin, on devrait trouver une forêt de mélèzes. Or, les besoins en bois des habitants et le pastoralisme ont fait ces prairies », ajoute Bartholomé Clerc. Quant au jardin, il présente plus de 2.000 espèces alpines du monde entier. « Il faut distinguer alpin et alpien », précise notre guide. « L’étage alpin peut être à une altitude différente selon les régions du monde. Par exemple, en Sibérie, il est beaucoup plus bas à cause du climat. Tandis que le terme alpien désigne les plantes qui vivent dans les Alpes, peu importe l’étage. »

Pour commencer, le guide nous emmène à la découverte de plantes alpiennes. Le chardon bleu ne prend sa couleur « que lorsqu’il est pollinisé. Comme il pousse à l’étage alpin, il y a très peu d’insectes, alors il les économise. En devenant bleu, il repousse l’insecte par une couleur que ce dernier n’aime pas », détaille l’étudiant. « Vous verrez de nombreux espaces laissés à l’état naturel et qui présentent les espèces locales », affirme Bartholomé Clerc. « L’espèce dominante est une graminée, la fétuque paniculée. Pour s’imposer, elle fait de l’allopathie : sa racine transmet des substances toxiques aux autres plantes dans le sol. » Ces espaces sont aussi colonisés par la polémoine. Avec ses jolies petites fleurs bleues, c’est une plante protégée en France. « Elle a la particularité de se plaire dans ce jardin au point de devenir envahissante. Les scientifiques pensent qu’on a affaire à un cas d’hybridation qui aurait favorisé son développement ici », expose le futur biologiste. Une hypothèse qui « n’a pas été encore vérifiée ».
D’étonnantes adaptations aux conditions climatiques extrêmes
Un autre mystère de la nature se trouve dans la partie du jardin consacré aux montagnes corses. « Cet arbre est très particulier. Vous ne voyez pas quelque chose qui ne tourne pas rond ? s’amuse notre accompagnateur. On voit un même arbre avec un côté mélèze et un autre saule. C’est un mélèze qui s’est cassé et une graine de saule aurait germé dedans. Le milieu étant difficile, plutôt que de se faire concurrence les arbres se développent en symbiose jusqu’à partager la même sève. Enfin, c’est une théorie à laquelle adhère la moitié des scientifiques et que rejette l’autre moitié », explique-t-il.

D’autres régions montagneuses imposent une adaptation à la sécheresse. Le substrat du massif du Moyen-Orient est ainsi fait de mélange à béton qui laisse passer l’eau. « On y trouve des saxifrages beaucoup plus petites que celles de Sibérie ou d’Europe, ou encore des joubarbes. Toutes ces plantes sont adaptées pour fixer la rosée du matin », dit Bartholomé. Plus loin, des plantes croissent sur lit surélevé. « C’est une technique qui permet de cultiver des plantes en coussin ou autres plantes qui ne poussent que sur des minéraux. Si on les mettait dans la terre, elles auraient beaucoup trop de nutriments, détaille le guide. Leur port en coussin protège du vent, retient l’humidité et surtout protège du froid. La plante est ramassée comme des manchots sur la banquise. Il peut y avoir une différence de 10°C entre l’intérieur et l’extérieur de la plante. Parfois on trouve des associations avec d’autres plantes qui poussent dans une plante en coussin », décrit-il. Quelques raretés sont cultivées ici comme « le seul cactus de milieu alpin originaire d’Amérique du Sud » ou encore un corydalis bleu, que « seulement un autre jardin, en Norvège, a réussi à cultiver ».
À quelques pas de là, les génépis affectionnent aussi un milieu très minéral. Il en existe quatre espèces en France. Le génépi noir « est le plus apprécié des amateurs de liqueurs, car c’est celui qui a le plus de goût », explique Bartholomé Clerc. On trouve aussi le génépi jaune et le génépi des glaciers. « Savez-vous qu’il existe une réglementation stricte concernant leur cueillette ? La limite est de 100 brins par jour et par personne. » Le génépi laineux étant une espèce protégée, sa cueillette est interdite.

Sur les mêmes cailloux se trouve la bérardie. « Une plante relique, selon notre guide, parce qu’elle est la seule espèce de son genre et de sa famille. » Commune dans les éboulis des Hautes-Alpes, elle reste une plante « très localisée et en voie d’extinction qui bénéficie d’une protection ».
Une floraison éclatante
D’autres fleurs sont appréciées pour leur qualité esthétique. C’est le cas des lis, avec leurs pétales recourbés et leurs couleurs chatoyantes. Sauf pour un lis martagon albinos, dont le jardin présente un cas rare, tout blanc. D’autres lis martagon à la robe rose violacé tachetée et leurs cousins jaunes, lis des Pyrénées et lis à étamine soudée prennent le soleil de juillet.

Les pavots, proches parents des coquelicots des champs, sont présents partout dans le jardin, de couleurs et de régions du monde très variées. Le pavot rouge brique, « qui est plutôt orange », provient des montagnes du Moyen-Orient. « Vous pouvez observer que c’est une plante très poilue. Ces poils permettent de dévier les UV. En altitude, il y a moins d’ozone dans l’atmosphère, donc plus d’UV. Beaucoup de plantes alpines ont des poils pour s’en protéger », affirme Bartholomé Clerc. « Je vous demande de faire très attention aux pavots. Ils sont extrêmement fragiles. Ils peuvent perdre leurs pétales à peine touchés », prévient-il. « La véritable star du jardin, c’est celui-ci, le pavot de l’Himalaya. Pour son bleu rarement vu dans la nature. Il nous a valu de nombreuses visites. »

Dans ce secteur himalayen, les jardiniers s’affairent. Ils installent des plantes sur un nouveau massif. Edelweiss de l’Himalaya et potentilles rouge sang fleuriront dans ce petit bout des Alpes pourtant peu adapté, « parce que l’Himalaya est beaucoup plus humide qu’ici », confie Camille Voisin, qui encadre l’équipe composée de jardiniers permanents, de stagiaires et d’étudiants. Ecoutez, il explique le travail de l’équipe :
Des saules ont été installés pour créer ombrage et humidité. Camille Voisin et ses collègues travaillent au Lautaret en dehors des périodes enneigées. « On est toujours soumis au climat. Lors d’une belle saison, on va dire que l’on commence début mai pour finir fin septembre. Et si, vraiment, le temps n’est pas avec nous, on va travailler ici seulement de début juin à fin août. »

Pour alimenter et renouveler sa formidable collection, le Jardin alpin du Lautaret participe à un échange de semences avec près de 300 autres jardins d’une cinquantaine de pays. « Le principe est que chaque jardin récolte, soit en nature soit dans leur jardin, des graines qu’ils mettent à disposition de tous les jardins botaniques du monde. Ces échanges complètement gratuits permettent de récupérer des raretés », explique le jardinier. Une fois les graines reçues, elles sont d’abord cultivées à Grenoble pour « gagner du temps grâce à la chaleur, précise-t-il. Ensuite, on les monte au Jardin, où elles vivent un an sous ombrière pour s’habituer aux UV. C’est seulement au bout de deux ans qu’on les plante. Entre les graines qui n’ont pas germé, les graines qui sont mortes et celles qui ont germé, mais qui n’ont pas supporté le changement de températures et d’UV, à peine 20 à 30 % parviennent au massif ».

Bartholomé Clerc termine sa visite guidée auprès du « doyen » du jardin : un saule à feuilles de serpolet de 130 ans, planté là lors du déménagement. Adaptation oblige, il présente un port en coussin et pousse donc au ras du sol. « Et pourtant, c’est bien un arbre. Le tapis que vous avez devant vous n’est qu’un unique individu », assure le guide. Qui ajoute : « Il a tout vu de ce qu’il se passe ici. »
LE JARDIN ALPIN DU LAUTARET
- Ouverture au public du Jardin alpin du Lautaret du premier week-end de juin au premier week-end de septembre, de 10 h à 18 h Plus d’infos ici ;
- Livret-guide du Jardin botanique alpin du Lautaret ;
- La banque d’images des plantes du Jardin botanique alpin du Lautaret.
UN CENTRE DE RECHERCHES SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE ET LES ACTIVITÉS HUMAINES
Les installations scientifiques du Lautaret servent de socle à des recherches innovantes sur le changement climatique et les activités humaines en montagne. « Nous rendons service à la recherche, ce n’est pas nous qui la menons », précise Jean-Gabriel Valay, directeur de la station alpine Joseph-Fourier, dont dépend le jardin, et professeur de physiologie végétale à l’université Grenoble Alpes (UGA). « Nous accueillons entre 20 et 30 projets en permanence du monde entier », dit l’universitaire. La station est membre du réseau européen d’infrastructures scientifiques Analyses et expérimentations sur les écosystèmes (AnaEE).
Le milieu du Lautaret est « particulièrement sensible aux évolutions de températures et d’enneigement », ce qui en fait un endroit « très intéressant pour l’étude du changement climatique », déclare le chercheur. Ainsi, plusieurs expériences sont en cours pour tenter de percevoir l’évolution du milieu montagnard d’ici à une trentaine d’années. « Elles font jouer plusieurs paramètres : une hausse des températures de 2 à 3°C, interruption de la pluie, enlèvement de la neige », précise Jean-Gabriel Valay.
La plus spectaculaire des expériences s’intitule Alpage volant : fin septembre 2016, un morceau d’alpage a été descendu par hélicoptère de 2.500 mètres d’altitude à 600 mètres plus bas. Les 40 m² de pelouses de l’étage alpin descendues à l’étage subalpin ont été brutalement confrontés à un réchauffement de 3°C. Dans la même expérience, 40 autres m² ont été installés à la place de la prairie prélevée à 2.500 m, pour étudier la capacité d’adaptation à l’altitude. Cette étude est menée par le Laboratoire d’écologie alpine (Leca), sous la direction de Tamara Münkemüller et de Wilfried Thuiller. « Une autre expérience avec des protocoles mis en commun est en cours dans les Alpes suisses. L’intérêt serait de la mener à plusieurs endroits du monde pour saisir la généralité du changement climatique », explique Jean-Gabriel Valay.

Les activités humaines locales ont aussi un impact sur les écosystèmes de montagne. « À l’état naturel, le Lautaret devrait être une forêt de mélèzes », rappelle le directeur de la station alpine. Le déclin des activités pastorales provoque des changements écologiques. « D’ici à 100 ans, le col devrait être à nouveau dans la forêt », dit le scientifique. La pratique de la fauche est aussi abandonnée, laissant les alpages à eux-mêmes. « Dans ce milieu, c’est la fameuse fétuque paniculée qui domine. Elle n’est pas appréciée des bêtes et donc très peu mangée. Ce qui renforce sa présence », explique Jean-Gabriel Valay. C’est un véritable casse-tête pour les éleveurs, qui voient les prairies de moins en mois attractives pour leurs troupeaux. L’omniprésence de la fétuque paniculée contribue à accélérer le retour de la forêt. « Si les prairies ne sont plus pâturées, les arbres peuvent à nouveau s’y développer », dit notre interlocuteur. Depuis 2003, le Leca, soutenu par le Parc national des Écrins et en collaboration avec les agriculteurs, mène des recherches sur l’agropastoralisme de montagne sur l’adret de Villar-d’Arène, sous le col. « Différentes expérimentations de fauchage et de pâturage sont menées », raconte Jean-Gabriel Valay, dans l’objectif de mesurer les « services rendus par ces agrosystèmes d’altitude ».
Pour lui, la nécessité de mener toutes ces études repose sur « la notion de double changement que nous sommes en train de vivre : l’inéluctable changement climatique et les changements de pratiques humaines qui modifient les écosystèmes et notre rapport à la montagne ».