Benoît Hamon : « On aura Marine Le Pen si la gauche ne projette pas un imaginaire puissant »

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Politique Elections 2017Benoît Hamon est candidat à la primaire du Parti socialiste, qui se déroulera les 22 et 29 janvier. Dérèglement climatique, biens communs, politique énergétique, rôle d’EDF, Notre-Dame-des-Landes… celui qui dit avoir rompu avec le productivisme et ne plus croire en la croissance économique développe, dans cet entretien, des propositions que ne renierait pas un écologiste.
Reporterre — Depuis votre entrée en campagne, vous avez parlé de revenu universel, de légalisation du cannabis, de reconnaissance du vote blanc, du sport-santé — ce sont des propositions proches de celles des écologistes. Pourquoi ?
Benoît Hamon — D’abord parce que j’y crois. J’ai été croyant — au sens où la croissance économique est devenue un culte —, mais je ne le suis plus. Si on fait des moyennes décennales, la croissance ne revient pas. Pourtant, on lui consent de manière très dévote des sacrifices considérables : tant en termes d’argent public — le CICE [le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi] en est un bon exemple — qu’en termes de protection sociale, à l’image de la loi Travail, ou en termes d’impacts négatifs sur la biodiversité et sur l’écosystème en général, sur nos dépenses énergétiques, etc.
J’ai vraiment cheminé sur ces questions depuis une dizaine d’années. Je me suis beaucoup intéressé aux travaux de Jean Gadrey et de Dominique Méda, j’ai regardé ce qui se passait du côté de cette frange des économistes hétérodoxes, et j’ai été convaincu par l’analyse qu’ils font du processus continu de la réduction du temps de travail. D’autre part, je suis convaincu que la révolution numérique va accélérer ce processus où tout ce dont l’humanité a besoin — et d’ailleurs même du superflu — sera produit avec moins de travail humain.
Il faut donc repenser notre modèle de développement à l’aune de cette raréfaction du travail, mais aussi de l’impact qu’a la production sur la protection sociale et sur le cadre de vie.

C’est une entrée très macroéconomique.
Il y a deux lectures qui ont été, pour moi, importantes sur le plan intellectuel et philosophique. Ce sont les textes de Camus sur l’ode à la nature et à la beauté de la Méditerranée, dans le recueil de nouvelles Noces, et son texte L’Exil d’Hélène, un texte très politique où il dénonce l’humanité qui prétend soumettre la nature. Il y évoque les déesses vengeresses, les Érinyes, qui un jour iront châtier ceux qui ont voulu désorbiter le monde. Les Érinyes aujourd’hui, c’est le dérèglement climatique.
Plus tard, j’ai découvert un autre philosophe, François Jullien, et son livre Les Transformations silencieuses. Il y évoque un handicap de la pensée occidentale, son incapacité à penser les transitions. Sur la transition, Jullien met en regard la pensée chinoise, dont il est féru, avec la pensée occidentale, qui depuis les Grecs s’accommode de blocs conceptuels bien clairs. En Occident, tant que les choses ne sont pas advenues, on ne les considère pas. Il utilise la métaphore de la neige qui fond : pour l’Occidental, soit c’est de la neige, soit ce n’en est pas. Ces transformations silencieuses, c’est comme si elles n’existaient pas tant qu’elles ne sont pas visibles. On est en train de percevoir une partie des conséquences de l’impact de l’activité humaine sur le climat, sur la biodiversité, sur la disparition des espèces, etc., mais tout cela est en cours, c’est une érosion lente.
Par ailleurs, j’ai été plus récemment convaincu que la question sociale était indissociable de la question écologique, notamment sur les problématiques de santé publique et l’essor des maladies chroniques : cancer, diabète, exposition aux particules fines, exposition à une alimentation de mauvaise qualité. On a là des clés pour susciter l’adhésion populaire sur des sujets qui n’existent pas suffisamment dans l’espace politique.
Comment faire un programme économique sans croissance ?
Il faut de la croissance dans le domaine de l’éducation ou dans le domaine de la santé. Il peut y avoir une croissance de certains secteurs qui ne se calculent pas uniquement en PIB [produit intérieur brut]. C’est la question : peut-on imposer dans une économie dite occidentale, mondialisée et ouverte d’autres indicateurs de développement que le PIB ?
Le PIB n’est pas en soi un mauvais indicateur, il est juste incapable de dire ce qu’est le bonheur des individus, le progrès social, le niveau d’éducation et de santé, l’impact positif ou négatif de la production sur l’environnement. Il reste un bon indicateur dans certains domaines pour mesurer la valeur ajoutée, mais il faut le compléter. De surcroît, il y a des secteurs où il ne faut plus de croissance parce que leurs externalités négatives sont trop fortes.
Lesquels ?
La production d’électricité à partir de productions fossiles. Ou le diesel, pour lequel je me prononce en faveur de sa fin d’ici 2025. Je ne crois pas qu’on puisse concevoir la fin du diesel sans une borne : les industriels n’intensifieront leurs investissements dans le domaine de l’hybride, de l’électrique ou de l’hydrogène que si l’on est capable de dire la borne au-delà de laquelle on ne veut plus qu’il y ait de diesel. De la même manière sur les pesticides ou les perturbateurs endocriniens : il faut poser des règles sur la manière dont on met en œuvre le principe de précaution, il faut interdire tout pesticide sur lequel il y a une présomption de dangerosité et mettre en place un système de labellisation de la quantité et la nature des pesticides qu’on autorise, avec — si possible — une corrélation des subventions aux exploitations sur l’usage de ce qui est labellisé. À un moment, il faut des règles.
D’où le fait qu’une des entrées dans la question écologique passe par la démocratie. Et notamment une forme de « démocratie environnementale » qui, si elle n’a pas de support juridique, sera difficile à mettre en œuvre. C’est pourquoi je suis pour la constitutionnalisation des biens communs, eau et air. C’est la responsabilité de l’État de garantir l’accès de tous à une eau de qualité et à un air respirable et pur. L’inscription de ces droits fondamentaux dans la Constitution comme obligation de l’État autoriserait les réformes démocratiques que je propose — par ce que j’ai appelé « le 49 -3 citoyen », c’est-à-dire la possibilité pour des citoyens qui réuniraient 1 % du corps électoral d’imposer l’examen d’un texte à l’Assemblée ou bien qu’un texte adopté par l’Assemblée soit soumis à référendum.

Cette démarche référendaire serait-elle limitée aux sujets environnementaux ?
Non, elle aurait pu s’appliquer à la loi Travail et au mariage pour tous. Et le résultat ne sera pas toujours dans le sens que je souhaite, c’est le principe de la démocratie. Aujourd’hui, en dehors de l’élection présidentielle, les citoyens redeviennent invisibles. Les formes de consultation qui existent aujourd’hui sont très rudimentaires, elles relèvent plus de la formalité administrative que d’un exercice démocratique. On l’a vu avec les procédures sur Notre-Dame-des-Landes. Sur le sujet, on avait pourtant un point de vue du ministère de l’Environnement — qui concentre l’expertise des pouvoirs publics — disant qu’il ne faut pas faire le projet, qu’il y a une menace pour la biodiversité, qu’on pourrait faire avec les infrastructures existantes. Mais qu’est-ce qui vainc cette expertise gouvernementale ? Le lobbying industriel, le lobbying économique, la pression à la croissance. Il faut équiper les citoyens pour aider à inverser le rapport de force. Le bon exemple à gauche, c’est le Front populaire, avec les grèves qui obtiennent qu’on légifère et construise l’éventail des droits qu’on a conservés et améliorés depuis. C’était une époque formidable, avec une double pression populaire et politique.
À Notre-Dame-des-Landes, vous président, que feriez-vous ?
« Gouverner, c’est choisir », donc hiérarchiser. Aujourd’hui, les questions qui doivent être placées au sommet des préoccupations sont la biodiversité, la paix sociale et la paix civile. Passer en force c’est le désordre. Abandonner, cela n’est pas le désordre.
Quelle est votre position sur le nucléaire ?
Je me retrouve dans les objectifs fixés par le président de la République pour faire évoluer le mix énergétique et diminuer la part du nucléaire à 50 %. On connaît les mérites du nucléaire quant à l’émission de gaz à effet de serre, mais aussi les dangers de l’exploitation nucléaire ou le problème de traitement des déchets, qui sont des points importants.
Mais ce qui va rester de ce quinquennat, c’est qu’on n’aura rien fermé du tout. Pourquoi ? Du fait de la formidable efficacité de lobbying de l’industrie nucléaire dans ce pays. L’avenir de certains territoires et de milliers d’emplois sont en jeu, ce ne sont pas des choses que l’on manipule à la légère. Cela étant dit, il y a des objectifs fixés politiquement et validés par le suffrage universel qui n’ont pas été tenus.
Des chemins existent pour être plus économes en énergie, faire évoluer nos modes de production et nos modes de consommation sur le résidentiel, sur l’industriel et sur les modes de mobilité. On a des scénarios très intéressants de l’Ademe [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] jusqu’en 2050, certains vont même à 100 % de renouvelables. Il nous faut un programme d’évolution de notre mix énergétique à échéance 2027, avec une diminution de la part du nucléaire et une augmentation de la part du renouvelable. Et cela doit s’appuyer sur un développement des unités de production territorialisés. C’est d’ailleurs ce que l’on a favorisé avec la loi sur l’économie sociale et solidaire, qui favorise l’émergence des Sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic). Il s’agit d’une des structures juridiques par lesquelles il est le plus simple de mettre en place un projet d’unité de production d’énergies renouvelables — quel qu’en soit la forme ou le territoire que l’on choisit. Il faut des outils juridiques sur lesquels faire reposer la transition énergétique, et c’est aussi pour cela qu’il faudra mener une réflexion autour de la gouvernance d’EDF.

Quelle gouvernance d’EDF imaginez-vous ?
EDF doit être un instrument de mise en œuvre des politiques publiques en matière énergétique, et non une entreprise publique autonome avec sa propre stratégie. Sinon, on la vend ! Car il est problématique qu’une grande entreprise publique, qui reste l’émetteur sinon l’inspirateur de l’essentiel des politiques énergétiques, fasse des choix d’investissement en contradiction avec les objectifs fixés par la loi de transition énergétique : investir autant sur Hinkley Point, en Angleterre, se fait au détriment de la montée en gamme du renouvelable.
Quelle politique d’accueil des réfugiés et/ou des migrants imaginez-vous ?
Il y a des gens qui viennent parce qu’ils fuient des guerres, et d’autres qui fuient la détresse économique ou climatique, d’autres qui sont demandeurs d’asile, d’autres qui viendront parce que les conditions de vie chez eux sont devenues insupportables. Ils ne relèvent pas des mêmes statuts et des mêmes conditions d’accueil.
Je crois qu’il faut une politique d’accueil des migrants et je l’assume totalement. Et pas simplement des réfugiés à hauteur de notre maigre quota tel qu’il a été négocié au niveau européen. On a largement les capacités et la richesse pour en accueillir davantage.
Il y a la démonstration aujourd’hui — le mot est abominable, mais je le prends puisqu’il a été utilisé — que les sociétés ouvertes enregistrent un dividende des réfugiés. C’est-à-dire qu’on s’enrichit par le travail des réfugiés, grâce au fait qu’ils consomment et qu’ils occupent des emplois pas ou peu qualifiés qui ne sont pas occupés jusqu’ici.
Et puis, on ne peut pas être dans des sociétés ouvertes aux capitaux et fermées aux hommes, c’est absurde ! C’est le modèle de monsieur Fillon ou d’autres néolibéraux aujourd’hui. Libre-échangiste pour les biens et les marchandises, fin des droits de douane, fin des barrières non tarifaires, fin des préférences collectives sur les OGM, etc. À ce propos, je suis favorable à ce qu’il n’y ait plus aucun produit agricole importé dès lors qu’il est produit avec des substances ou des pesticides interdits chez nous. Il faut poser des normes, si nous ne voulons pas manger de tomates cultivées avec des pesticides dangereux pour la santé.
Est-ce du protectionnisme ?
On le poserait aux frontières de l’Europe, pas aux frontières nationales. Il faut fabriquer des solutions ensemble, je crois à la coopération dans l’Europe. Je ne me résous pas à cette idée selon laquelle, parce que le projet européen est aujourd’hui dans l’impasse, il faudrait lâcher l’Europe. Je dis non à l’Union européenne telle qu’elle est, mais pas non à l’Europe.

Pose-t-on alors également des barrières au mouvement humain ?
Je ne sais pas comment on peut parler de limites. Il y aurait quelque chose de sordide à ce que je vous dise 100.000, 150.000, ou je ne sais quel autre chiffre.
Les phénomènes de migrations vont osciller, à mesure que l’on aura réussi à maîtriser, ou pas, une partie des inégalités économiques, sociales et environnementales dans ces pays et qu’on aura éteint les conflits. Aujourd’hui, on a une vague très importante de migration et de réfugiés, il faut accueillir plus et mieux. Et nous avons les moyens de faire face à l’accueil de nos propres pauvres, qui sont nombreux, et de celles et ceux aujourd’hui qui viennent chez nous, qu’on oppose les uns aux autres. C’est pour cela que je veux faire le revenu minimum d’existence. Comme un des moyens les plus sûrs d’éradiquer la pauvreté.
Auquel auraient droit les migrants et les réfugiés ?
Toute personne de plus de 18 ans qui vit en France ou est autorisée à y séjourner aurait droit au revenu universel d’existence jusqu’à sa mort.
Ces propositions semblent à rebours des idées qui triomphent en ce moment : Trump aux États-Unis, Fillon en France.
Au contraire ! Bernie Sanders s’est intéressé au revenu universel d’existence et aux questions économiques, beaucoup plus qu’Hillary Clinton. Si Sanders avait été choisi par les démocrates — si on ne lui avait pas créé autant d’obstacles —, il avait plus de chances de l’emporter que Trump. Parce qu’il projetait un imaginaire concurrentiel à celui, réactionnaire, de Trump. Et c’est ce qui se passera en France, s’il n’y a rien à projeter face à Marine Le Pen. On aura Marine Le Pen si la gauche ne projette pas un imaginaire fort et puissant et si l’on reste sur une version plus ou moins libérale, plus ou moins « écolo gentillette ».

N’êtes-vous pas le seul à porter cela, au sein du Parti socialiste ?
Non. Quand on évoque les plans « zéro déchet », tout le monde avance sur ces questions. On va réussir à imposer le revenu universel dans la campagne des primaires.
Mais j’ai sûrement rompu avec le productivisme plus tôt que d’autres, d’abord parce que je n’ai jamais été social-libéral, je n’ai jamais voué de culte au libre-échange. J’ai cru dans les sociétés keynésiennes classiques, et je crois toujours dans la capacité de l’État-stratège à investir et à orienter l’investissement : je pense par exemple qu’une partie de l’épargne doit financer la transition écologique et énergétique, sinon nous n’arriverons pas à mobiliser les 60 ou 70 milliards d’euros nécessaires par an. Je pense aussi qu’il faut faire une TVA différenciée, il faut sortir l’investissement dans le domaine écologique du calcul des déficits publics de Maastricht. Toutes ces choses-là me paraissent importantes, il y a plein d’instruments que l’on peut mobiliser.
Pourquoi le PS n’a-t-il pas infléchi sa politique dans cette direction ?
Vous êtes sévère, il n’y a pas que du négatif. Il y a eu une impulsion sur la COP21 et il y a une vraie impulsion sur la loi de transition énergétique, comme sur la loi Alur [loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové], ou sur l’éducation. Certes, les politiques publiques ne sont pas ensuite à la hauteur de ces impulsions politiques.
Après, il y a effectivement à gauche des lignes de fracture. Sur la question du productivisme, ce n’est pas une petite nuance. Je le dis et je le répète pour que tout le monde comprenne bien : je ne serai plus socialiste sans être écologiste. Je ne négocierai pas le bout de mon programme écolo. Soit on a une approche qui prend acte des déséquilibres actuels et de la nécessité d’un véritable changement de paradigme, soit non.

« Quand j’écoute Yannick Jadot, nous n’avons jamais été aussi proches »
Vous semblez plus proche de Mélenchon et de Jadot que de la plupart de vos camarades socialistes.
Aujourd’hui, la gauche se recompose. Et elle se recompose, fort heureusement, sur du fond. Sur certaines questions, j’ai des proximités évidentes avec Mélenchon ou Jadot. Sur d’autres, moins. Mais quand j’écoute Yannick Jadot, sur le fond, nous n’avons jamais été aussi proches. Je me dis même qu’il va nous falloir une équipe pour trouver des différences !
La recomposition se fera sur une rupture avec le productivisme et avec le libre-échange, sur la question du rapport au travail et à la révolution numérique, ainsi que sur de nouveaux modèles de développement qui doivent repenser la fiscalité pour accompagner l’évolution de nos protections.
Cette recomposition à gauche peut-elle se passer du Parti socialiste ?
En tout cas, elle ne doit pas se passer des socialistes. Elle ne se passera d’aucune des composantes de la gauche. Je ne suis pas un fétichiste des partis, je vais même vous dire : un jour, le Parti socialiste mourra, comme tous les partis…
Nous sommes aujourd’hui dans la « zone grise » de la crise : les transformations silencieuses, on est en plein dedans. C’est dans cette décomposition, dans cet humus, qu’il y a les premiers éléments de la recomposition.
- Propos recueillis par Barnabé Binctin et Hervé Kempf