Bio, en pleine terre... À Plougastel, les fraises font de la résistance

À Plougastel-Daoulas, Benoît et Aude Cuzon produisent 10 tonnes de fraises par an en pleine terre. - © Antoine Irrien / Reporterre
À Plougastel-Daoulas, Benoît et Aude Cuzon produisent 10 tonnes de fraises par an en pleine terre. - © Antoine Irrien / Reporterre
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Parmi la quarantaine de producteurs de fraises installés sur la presqu’île de Plougastel, en face de Brest, Benoît et Aude Cuzon sont les seuls cultivateurs à la fois bio et en pleine terre. Un choix cohérent avec l’histoire de cette célèbre fraise, qui pourrait aider à préserver sa spécificité.
Plougastel-Daoulas (Finistère), reportage
La brise vient de la mer, à quelques vallons, au sud-ouest de la presqu’île de Plougastel. Elle caresse les herbes hautes, avant de se glisser dans les tunnels tapissés de vert et de rouge. Un parfum familier embaume, une odeur fruitée qui rappelle les souvenirs d’enfance et les plaisirs d’un bon dessert enrobé ou glacé. À Plougastel-Daoulas, les effluves des fraiseraies font partie du quotidien depuis plus de trois siècles. « L’été, on peut les sentir en se promenant dans les chemins environnants. Elle s’échappe par les côtés des tunnels. En général, c’est bon signe », sourit Aude Burger-Cuzon.
Les pas de la productrice foulent la terre des ancêtres de son compagnon, Benoît. Un homme taiseux, qui garde toujours un œil sur ses fraises. Ces faux fruits (les pointes, sur les fraises, sont en réalité les fruits) ont toujours poussé ici, dans ces champs du hameau du Vern, au sud de Plougastel-Daoulas, depuis plus de trois générations. « Nous avons nommé notre exploitation Lapic sivi, en hommage au nom des cabanes utilisées autrefois pendant la cueillette ». Des tunnels sont installés de part et d’autre de cette fraiseraie d’un hectare. Plusieurs variétés — capriss, flair, ciflorette et dream — y poussent bien au chaud sous un parterre de bâches noires aux traits verts en pleine terre et en bio. Un choix qui tranche par rapport à leurs confrères voisins, parmi lesquels 90 % ont choisi le « jardin suspendu », autrement dit, en hors-sol.

Le bassin de Plougastel-Daoulas, berceau de la fraise bretonne, s’étend sur plusieurs communes voisines. Entre 200 et 250 fraisiculteurs y produisent 2 000 à 3 000 tonnes de fraises chaque année. Une grosse partie d’entre eux travaillent sous d’imposantes serres, dont beaucoup sont régulièrement chauffées l’hiver, pour la marque de la Société maraîchère de l’Ouest (SMO), Savéol, également leader du marché de la tomate française. Son siège se situe non loin de là, en bordure de la voie express reliant Brest à Quimper. Une place énorme, qu’elle partage avec le groupe Le Saint, et qui a amené seulement 10 % des producteurs de la zone à cultiver dans l’indépendance. Une poignée de fraisiculteurs ont choisi la pleine terre, en conventionnel. Et les époux Cuzon sont les seuls installés en bio. Un comble, lorsque l’on se penche sur l’histoire et la tradition locale. Bien loin des vieilles et célèbres cartes postales plougastellenn de paysans et de paysannes accroupis ou courbés lors des récoltes, la réalité du XXIᵉ siècle a de quoi faire oublier une culture maraîchère qui tente pourtant de perdurer.
De l’urbanisme à la rotation des cultures
Lorsque Benoît Cuzon a repris l’exploitation de ses parents, il y a plus de dix ans, le petit patrimoine laissé en jachère par ses parents, au début des années 2000, présageait déjà un virage vers le bio. « Il n’y a pas eu besoin de conversion. La plupart des parcelles étaient déjà conformes à l’agriculture biologique. Puis, le simple fait de faire pousser vos fraises en pleine terre correspond au premier critère de l’agriculture biologique, explique le Finistérien. On opère une rotation des cultures avec notre voisin, éleveur de vaches. Cela nous permet de laisser reposer les sols, et d’éviter la présence de champignons, qui pourrait nuire aux fraisiers », ajoute Benoît Cuzon, qui travaillait auparavant dans l’urbanisme, en région parisienne. C’est d’ailleurs en Île-de-France qu’il a rencontré sa compagne, en poste dans la même branche. Cette dernière l’a rejoint en 2016.

Une installation rapide pour ces nouveaux arrivants. Car en presqu’île, le foncier agricole ne fait pas de cadeaux. « Le poids de l’héritage est énorme », analyse Violaine Auffret, du musée de la fraise et du patrimoine de Plougastel-Daoulas. À la fin du siècle dernier, plus de 5 000 propriétaires se partageaient 18 000 parcelles. Le tiers des terres cultivables se trouvait en friche. « Suite au vieillissement des producteurs et à l’exode rural des jeunes, un plan de relance de la fraise a été établi au milieu des années 90. Cette opération d’aménagement foncier, qui prévoyait notamment d’étendre la culture au sud, a été mal accueillie. Elle n’a rien donné », reprend la médiatrice.
Beaucoup de producteurs, selon leurs mentalités et leurs objectifs, se sont tournés vers le hors-sol, qui ne demande pas de travailler la terre. « La recherche agronomique menée par l’INRA dans les années 70, la création de nouvelles variétés, comme la gariguette, et l’apparition des tunnels et des serres en jardin suspendu ont changé la donne. Les conditions de travail se sont améliorées, et les rendements ont suivi », ajoute Violaine Auffret. De quoi faire naître un sentiment de crainte à l’installation chez les néofraisiculteurs souhaitant cultiver à même la terre. Si le hors-sol présente de nombreux aspects écologiques, sa dépendance énergétique hivernale, notamment en gaz, pose problème. « Nous n’avons pas la même vision des choses, c’est sûr, reprend Aude Burger-Cuzon. Mais ce n’est pas pour ça que nous ne pouvons pas cohabiter. Ni même échanger. »

Si les époux Cuzon s’estiment chanceux, ils se rappellent surtout qu’il a fallu tout inventer. « Ces parcelles correspondaient à notre projet. Ce n’est pas le cas pour tout le monde, explique celle qui est aussi conseillère municipale. Nous voulions quelque chose de naturel, pas une grosse production. Les fraises doivent pousser dans la terre. Ça nous a paru évident. »
Bien loin des 2 800 tonnes annuelles de fraises commercialisées par Savéol, la petite exploitation Lapic Sivi produit un peu plus de dix tonnes de ses variétés par an. Les fraises biologiques garnissent les étals des Biocoop de la région brestoise, de certains supermarchés, des marchés locaux, mais aussi de leur point de vente, situé un peu plus haut, où ils vendent leurs produits en même temps que leurs amis producteurs de pains, de fromages ou encore de légumes, chaque vendredi après-midi.
Geais, merles et coccinelles
À l’intérieur des tunnels, la température est agréable. Des filets verts sont fixés de chaque côté du tunnel, pour empêcher les oiseaux d’entrer. « Les geais et les merles raffolent des fraises. Le problème, c’est qu’ils ne se contentent pas d’un ou deux fruits. Ils en croquent le plus souvent juste un bout, sur toute une rangée », lance l’ancienne fonctionnaire en enjambant les fraisiers. Mais il n’y a pas que les volatiles. Les pucerons, les acariens ou les thrips, insectes ravageurs friands de leurs chères et tendres fraises biologiques, n’ont pas que des camarades dans le paysage tunnelier. « Les coccinelles sont arrivées. Leurs larves, en tout cas, sont déjà là. Elles sont en train de muer. D’habitude, on introduit des larves de chrysopes ou des acariens. Mais là, nous laissons faire dame nature ! »

Les pucerons et les traces blanches de leurs œufs font partie du festin des coccinelles, qui jouent ainsi leur rôle d’insectes auxiliaires. Sans elles, ou d’autres petits êtres à antenne, les fraisiers seraient voués à la mort. S’ils prolifèrent, les pucerons empêchent les fleurs de fraisier de pousser. « Si elles ne voient pas le jour, on peut dire adieu à la fructification », explique Aude Burger-Cuzon. L’introduction d’insectes est également chose commune dans la culture hors-sol. Tout comme la présence de bourdons pollinisateurs, qui vivent dans des petites ruches en bois.
Chez Lapic Sivi, mis à part l’apport d’intrants organiques dans le sol, aucun produit phytosanitaire n’est utilisé. Au départ, le couple misait sur le pyrèthre pour lutter contre les invasions. « On utilisait cette fleur comme insecticide naturel, avant l’introduction d’insectes auxiliaires. » Il arrive tout de même au couple de tricher un peu… En bio ou en conventionnel, les plants sont passés au froid artificiel, avant plantation. « Les fraisiers ont besoin d’un quota d’heures en température basse l’hiver. Il s’agit d’une période de dormance, avant qu’ils soient plantés, puis bâchés un peu plus tôt. On a des fraises un peu plus rapidement que prévu. »

Suite à la commercialisation de fraises espagnoles sous le nom de « Fraises de Plougastel », une trentaine de producteurs de la presqu’île finistérienne s’est insurgée. Ils viennent d’envoyer un dossier à l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inoa), dans l’espoir d’obtenir une indication géographique protégée (IGP), d’ici la fin de l’année. Et ce n’est pas le hors-sol, bien loin des pratiques du terroir, qui fera gagner les fraisiculteurs. C’est bien d’un point de vue géologique et climatique que l’appellation sera peut-être sauvegardée.
« Le sol, ici, est argileux et schisteux. S’ajoute à cela la brise marine unique, dont la température idéale est protégée grâce aux vallons. Un climat tempéré si favorable à la poussée d’un beau fraisier. En bouche, vous avez un goût unique. Au nez, un parfum propre à chacune des variétés », détaille Aude Burger-Cuzon, en croquant une ciflorette. Un critère de culture qui, malgré l’écrasante majorité du hors-sol, se trouve inévitablement dans le camp de ceux qui ont choisi de cultiver leurs fraises en pleine terre.