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EntretienCulture et idées

Boris Cyrulnik : « L’humain est sculpté par le milieu où il vit »

Dans cet entretien, le chercheur Boris Cyrulnik évoque la psychoécologie, qui pense les interdépendances entre les humains et leur milieu. Et invite notre espèce à ne plus « créer les conditions de sa mort ».

Boris Cyrulnik est neuropsychiatre, directeur d’enseignement à l’université de ­­Toulon. Essayiste prolifique, il est célèbre pour sa réflexion sur la notion de « résilience » – la capacité à se transformer pour survivre à l’adversité. Dans Des âmes et des saisons, ouvrage de vulgarisation de la « psychoécologie » paru en 2021, aux éditions Odile Jacob, il montre en quoi l’humain est « sculpté » par les différents environnements qu’il traverse au cours de sa vie – fœtal, puis familial, environnemental, social, culturel.


À l’ouverture de la COP27, en Égypte, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a notamment dit ceci : « L’humanité a le choix : coopérer ou périr. Il s’agit soit d’un pacte de solidarité climatique, soit d’un suicide collectif. » Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Boris Cyrulnik — Je le pense aussi : soit on fait les réformes encore possibles rapidement, soit on disparaît de la planète avec la dégradation progressive des conditions de vie : sols non résilients, sécheresse, inondations, augmentation des maladies (qu’on songe à la peste de 1348 qui, en deux ans, a tué un Européen sur deux), pollutions de l’air, de l’alimentation… l’espèce humaine est en danger.

Toutefois, l’expression de « suicide collectif » n’est pas adaptée parce qu’elle désigne une intention de se donner la mort. Or, les gens ne veulent pas se donner la mort, mais vont être entraînés vers la mort avec le maintien de politiques environnementales néfastes. Elles vont faire mourir un grand nombre d’entre nous.

Toutes les plantes de cette ferme mourraient, fin juillet 2022 dans la Drôme, à Divajeu. © Caroline Delboy / Reporterre



Dans « Des âmes et des saisons », vous nous parlez « psychoécologie », un mode de réflexion qui pense les interdépendances entre les humains et leurs milieux. Quand est née cette discipline ?

Ce champ nouveau de réflexion a été proposé il y a une trentaine d’années, en Allemagne et en France, par le psychiatre autrichien Bronfenbrenner, et quelques décennies plus tôt par le psychologue américain Abraham Maslow, que j’ai fait traduire en France. Mais leurs théories sont restées marginales parce que notre culture demeure attachée à un postulat épistémique : l’inné et l’acquis [l’inné étant la part liée aux gènes dont une personne hérite à la naissance ; l’acquis, les caractères post-nataux dépendant de l’environnement].

Or on sait maintenant que, sur un plan philosophique et biologique, ce postulat est un non-sens. Les découvertes en neurosciences démontrent que l’inné et l’acquis sont inséparables, que le cerveau d’un être humain est entièrement sculpté par son environnement : fœtal, puis familial, social, environnemental et culturel – le monde des récits, des imaginaires dont nous héritons nous façonne aussi. J’ai adopté cette approche des choses lorsque j’ai présidé la commission des « 1000 premiers jours », qui a remis un rapport au gouvernement sur le mode de développement des enfants au cours de l’enfance préverbale.



Le stress produit sur le corps de sidérants effets. Vous évoquez, par exemple, ces jeunes ouvriers embarqués dès 10 ans à l’usine, au XIXe siècle, dont la croissance était bloquée à la suite de mauvais traitements.

J’ai pu observer la même chose en Chine il y a peu. Après la mort de Mao, le changement de culture opéré avec l’occidentalisation du pays, le développement du tertiaire notamment, a façonné des corps étonnamment différents : alors que leurs parents sont petits, avec des jambes arquées – car leurs cartilages de conjugaison se sont tassés du fait qu’ils ont été mis au travail trop tôt, dès l’âge de 7, 8 ans, dans les rizières ou à l’usine –, les jeunes Chinois, eux, sont grands. J’ai vu des filles chinoises dépassant les 1,80 mètre ! Mais on pourrait aussi parler de l’influence du climat, plus important qu’on ne croit dans le développement des individus et la structuration d’une culture.

Il n’y aurait donc pas de séparation entre nature et culture ?

La séparation entre nature et culture est venue de toutes les religions du Livre, qui représentent le corps comme une pourriture biologique, et l’âme comme une tentative élevée de transcendance pour devenir immortel. La médecine s’est développée avec ce clivage : d’un côté, le corps biologique ; de l’autre, l’âme, dont on ne pouvait pas faire une étude scientifique parce qu’elle était sans substance et sans étendue, comme disait Descartes.

Or, aujourd’hui, beaucoup de publications prouvent que les êtres vivants, animaux et humains, voient leur métabolisme corporel fortement modifié par le milieu naturel, notamment le climat et l’altitude — tout comme leur psychisme. Plus un groupe humain monte en altitude, plus les femmes ont leurs règles tard, plus elles sont petites, et mettent au monde des bébés petits. Et plus, sur le plan culturel, les rituels sont durs, sévères – parce que la moindre défaillance en haute montagne peut provoquer la mort d’un animal, qui nourrit les enfants, ou la mort d’un enfant ou d’un être humain négligent.

Lorsque le même groupe humain redescend dans la vallée, au fur et à mesure que les conditions climatiques s’adoucissent, les femmes ont des règles avancées, la taille des bébés s’allonge, et les rituels deviennent moins répressifs. Donc, on voit que biologiquement, et psychosocialement, notre manière de vivre est gouvernée par la structure environnementale du climat.

« On ne peut plus se considérer comme au-dessus de la nature »

Et puis le Covid vient de montrer qu’on ne peut plus se considérer comme au-dessus de la nature. Aujourd’hui, 60 à 70 % des agents pathogènes qui causent les maladies humaines sont des zoonoses, c’est-à-dire des maladies transmises par des animaux. Mais ces animaux, c’est nous qui les avons rendus malades, par l’élevage industriel, qui a modifié leur écologie, avec des nourritures produites industriellement, des antibiotiques, une grande promiscuité


L’être humain vit aussi sous l’influence des récits culturels qui construisent sa représentation du monde, expliquez-vous. En Occident, parmi ces grands récits, celui de la supériorité de l’Homme sur la nature. Faut-il en revenir ?

La Bible reconnaît la violence de l’Homme, qui doit dominer la nature, dominer les animaux, dominer les femmes. Entre parenthèses, elles sont censées être sorties de la côte d’Adam, alors que, biologiquement, on sait que c’est le contraire : on a tous été des femelles jusqu’au quatorzième jour de la vie fœtale, et les mâles ne se forment que sous l’effet de minuscules différences de sécrétion de testostérone.

Et pendant des millénaires, notamment durant les périodes glaciaires, la violence sur la nature a eu valeur de survie. La nourriture végétale manquait, et la survie de l’humanité a été assurée grâce à l’intelligence qui nous a permis de fabriquer des armes, avec du silex et des os, et en partie grâce à la violence physique des hommes, capables de tuer de grands animaux. Les femmes ont aussi participé à la chasse, en traquant les animaux ou en les rabattant, et prenaient une part plus importante que les hommes à la production de l’alimentation, car elles récoltaient les végétaux et les fruits. Mais la capacité de mise à mort d’un grand animal, plus spectaculaire, a mis dans l’ombre cette fonction nourricière des femmes, et héroïsé les hommes.



C’était une violence adaptative, écrivez-vous.
 
Voilà, c’était une violence adaptative, provoquée par des variations du climat. Cette violence s’est poursuivie tout au long de l’Histoire, en cas de sécheresse notamment. La muraille de Chine a été construite par les Chinois (1368-1644) pour se protéger des invasions des peuples du Nord, des Mongols entre autres, qui mouraient de faim et de soif.

Or, désormais, la domination sur la nature produit des effets délétères. Quand les sols ne produisent plus de végétaux, ce n’est pas seulement parce qu’il y a sécheresse, mais parce qu’ils sont pollués par des substances toxiques, ou parce que, pour des intentions de bénéfice économique, on ne respecte pas la jachère, la variation des cultures… Le processus s’est inversé, c’est l’espèce humaine qui met en danger sa propre survie en intensifiant le réchauffement climatique, par sa technologie industrielle, les modifications du transport, de l’élevage, etc. Maintenant c’est en coopérant avec les milieux et avec les autres que nous pourrons continuer à vivre.

Mai 2019 à Hanoi (Vietnam). Un cochon, atteint de peste porcine, est pesé avant d’être enterré dans une fosse isolée, afin de stopper l’épidémie. © Manan Vatsyayana/AFP



Si l’humain et le milieu naturel sont interdépendants, la conception libérale de l’individualisme (l’individu est libre et entièrement responsable de soi) n’est-elle pas hors-sol ?

Personnellement, je n’emploie pas le mot « individualisme » parce que je pense que l’individualisme est une illusion : on est sculptés par le milieu où l’on vit. Bien sûr, on garde une part de liberté, et l’on peut agir sur le milieu qui nous sculpte : par exemple, dans les mois qui viennent, on peut se déplacer moins, manger moins de viande pour réduire notre empreinte énergétique, et donc la dégradation de notre environnement.

Mais on ne se fait pas tout seul comme le raconte la conception néolibérale. Selon elle, un homme, c’est Rockefeller, quoi ! C’est un pauvre type qui arrive à New York et qui trouve par terre une épingle. Il se trouve que cette épingle est une épingle de cravate en diamant. Il la ramasse et devient follement riche parce que c’est un « battant ». Sous-entendu, un individu suffisamment fort n’a pas besoin d’un milieu favorable pour se développer.

Or, c’est faux. Car la structure du milieu, social, environnemental, facilite ou entrave le développement d’un cerveau sain. Quand la sécheresse devient chronique, par exemple, comme en Somalie ou au Darfour, il y a aussi des impacts psychologiques : les enfants n’acquièrent pas l’attachement confiant à leurs proches nécessaire à la vie parce qu’ils sont toujours en alerte pour ne pas mourir…

Un bébé souffrant de malnutrition à l’hopital Mirwais de Kandahar (Afghanistan)

C’est la perception écosystémique de la psychoécologie. Si un enfant ne parvient pas à se développer, c’est peut-être parce qu’il est sous l’effet d’un grand stress, lui-même favorisé par les difficultés économiques de ses parents, eux-mêmes soumis à des politiques agricoles inadaptées… et non parce qu’il est « malsain », comme on l’a longtemps pensé.


Donc, pour revenir à la proposition de M. Guterres, aller vers la « solidarité climatique », ce serait comprendre ces interrelations ?

Ce serait comprendre pour modifier, quand on le peut. Il faudrait, par exemple, diminuer les immenses élevages de viande, pour éviter la propagation des épidémies virales et diminuer les gaz à effet de serre… Mais il faut une volonté politique !

Or, aujourd’hui, il y a beaucoup de gens angoissés par le fait de choisir. Dites-moi où est la vérité ? Dites-moi ce qu’il faut croire ? Et ils ont tendance à voter non pour des gouvernants déterminés à transformer les choses, mais pour des gouvernants autoritaires – j’allais dire totalitaires –, qui les rassurent. Erdogan, par exemple, élu et réélu démocratiquement, ou Bolsonaro, battu de peu aux dernières élections brésiliennes.

Donc on a un degré de liberté, comme le rappelle António Guterres, qu’on peut utiliser pour agir favorablement sur le milieu qui agit sur nous. L’espèce humaine pourra alors survivre, mais dans d’autres conditions techniques, affectives et sociales. Ou alors, on néglige ça, et on crée les conditions de notre mort en nous laissant entraîner par les anciens systèmes, politiques, économiques.

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