« C’est une exécution » : le premier abattoir mobile mis à l’arrêt

L'abattoir mobile de l'éleveuse Émilie Jeannin a permis de montrer qu'il est possible de ne plus envoyer les bêtes se faire abattre à l’autre bout de la France. - Facebook/Le Bœuf éthique
L'abattoir mobile de l'éleveuse Émilie Jeannin a permis de montrer qu'il est possible de ne plus envoyer les bêtes se faire abattre à l’autre bout de la France. - Facebook/Le Bœuf éthique
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Animaux Agriculture ÉconomieFin février, la société Le Bœuf éthique a été placée en liquidation judiciaire. En un an et demi, le camion abattoir qui allait de ferme en ferme n’a pas trouvé son équilibre économique.
L’abattoir mobile ne passera plus. Le 28 février, l’entreprise Le Bœuf éthique a été placée en liquidation judiciaire. Le projet, mis sur pied il y a un an et demi à l’initiative d’Émilie Jeannin, a été contrait de s’arrêter.
Ce premier abattoir mobile de France n’aurait jamais existé sans la pugnacité de cette éleveuse de Côte-d’Or, qui a repris la ferme de son père avec son frère Brian. L’idée d’un abattage à la ferme a germé en elle naturellement : dès qu’elle emmenait ses bêtes à la mort, son ventre se nouait. « C’est un rituel particulier, j’ai l’impression de les trahir parce que je les emmène à la mort, c’est compliqué à assumer et à vivre », avait-elle raconté à Reporterre en novembre 2022. Obsédée par les kilomètres à parcourir en camion et les corrals de bêtes anonymisées, elle cherchait « la bonne mort ». Aussi contradictoire que cela puisse paraître.

C’est en 2014 qu’elle a découvert via un ami les abattoirs mobiles en Suède, des camions qui passent de ferme en ferme. Puis en 2018, après des années de lobbying de la part des éleveurs-paysans — dont Émilie — au sein de la Confédération paysanne, la loi Égalim a validé l’expérimentation d’un abattoir mobile en France. Dans les starting-blocks, la quadragénaire a levé des fonds, commandé un camion abattoir pour 1,3 million d’euros et a créé sa société, Le Bœuf éthique, qui employait alors onze salariés. Très vite, une trentaine d’éleveurs de Côte-d’Or et de Saône-et-Loire se sont montrés intéressés.
Le camion a ainsi déployé ses trois unités au cœur des exploitations, une consacrée à l’étourdissement, la saignée puis l’éviscération, les deux autres au ressuyage et au refroidissement. Les carcasses étaient ensuite acheminées à l’abattoir communautaire d’Autun (Saône-et-Loire), géré par la Société d’intérêt collectif agricole (Sica), pour être découpées, car l’atelier de découpe est le seul dont ne disposait pas la société. Les commandes étaient conditionnées sur place par les salariés du Bœuf éthique.
« C’est une exécution »
« L’expérience a réussi à montrer qu’on pouvait faire de l’abattage mobile, assure Jean-Jacques Bailly, de la Confédération paysanne. L’objectif — ne plus envoyer les bêtes sur les routes pour se faire abattre à l’autre bout de la France — était atteint. D’un point de vue sanitaire, l’abattage se passait dans d’excellentes conditions. Mais économiquement, Émilie Jeannin a subi une conjoncture compliquée. »
D’une part, le confinement a stoppé les commandes des restaurateurs, tandis qu’au fil des mois le renchérissement du prix des carcasses, de l’énergie et des consommables (plastique, cartons d’emballage, etc.) a fini d’enfermer Le Bœuf éthique dans le couloir de la mort. À la fin, le camion se déplaçait au compte-gouttes, pour deux à quatre vaches.
Parallèlement, le dernier chainon du dispositif, l’abattoir d’Autun, n’a pas soutenu l’entreprise dans ses moments critiques. À une succession de retards de paiement « intenables » pour le directeur de l’abattoir, la cheffe d’entreprise dénonce auprès de Reporterre une inégalité de traitement, des tarifs trop onéreux et une ambiance délétère. Avec la fermeture des abattoirs voisins de Beaune et de Corbigny (pour lequel un projet de reprise est à l’étude), celui d’Autun était par ailleurs saturé. « Nous n’avons peut-être pas toujours été au rendez-vous, concède le directeur. C’était une expérience nouvelle. Nous avons tenté de faire évoluer le contrat au fil de l’eau, mais nous ne pouvons être les banquiers des entreprises qui nous sollicitent. » L’éleveuse réfute totalement ces propos : « Jamais l’abattoir n’a accepté de modifier les méthodes de facturation. Je payais plus cher le kilo de viande traité à l’abattoir que les autres fermes. Pourtant, nous n’utilisions pas la chaîne d’abattage, seulement l’atelier de découpe et les frigos… Il est même arrivé que nous ayons plus de viande facturée que de viande livrée à l’abattoir. Comment est-ce possible ? »

Face aux retards de paiement, le président de la Sica, Jean-Philippe Nivost, confirme donc avoir suspendu le contrat qui le liait au Bœuf éthique à cause d’une dette qui s’accumulait (aux alentours de 150 000 euros). « Au départ, Le Boeuf éthique devait livrer huit à dix bêtes par semaine mais c’est tombé à deux ou trois. Les objectifs de tonnage n’ayant pas été atteints, les tarifs ont évolué à la hausse. Par ailleurs, la SAS Le Bœuf éthique avait accumulé une dette de plusieurs dizaines de milliers d’euros. C’est compliqué d’entendre que nous sommes responsables de la faillite de l’entreprise mais il est vrai que la rupture du contrat a dû précipiter les choses. » En un an et demi d’activité, Le Boeuf éthique a généré plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires avec 138 tonnes de viande mise sur le marché, explique Émilie Jeannin. Ce qui n’a pas empêché d’énormes problèmes de trésorerie. « J’ai alerté le ministère, la région et tous mes interlocuteurs — dont l’abattoir — dès février, plaide l’éleveuse. Personne ne nous est venu en aide. Alors certes, il y avait l’abattoir mais pas que, car les subventions publiques sont arrivées au compte-goutte (300 000 euros de FranceAgriMer) et le contexte général n’a pas aidé. »
Peut-être, aussi, qu’Émilie Jeannin a simplement essuyé les plâtres. « Le monde de la viande industrielle est opaque, fermé, très masculin et plutôt archaïque. Émilie Jeannin cochait toutes les cases pour se faire emmerder », précise un acteur de la filière qui préfère rester anonyme. « C’est une exécution », assure un autre, en suggérant que l’industrie de la viande et/ou les élus territoriaux n’ont pas franchement intérêt à voir surgir des abattoirs mobiles en France.
« Peut-être que l’entrepreneuse a commis des erreurs de gestion et n’a pas su réagir à temps ni s’entourer des bonnes personnes, dit Côme de Chérisey, ancien directeur de Gault & Millau et expert de l’agroalimentaire. C’est un très beau projet, et si les abattoirs mobiles fonctionnent en Suède, c’est qu’un équilibre économique existe. »
« Il y a une place pour des unités de petite taille »
Cette expérimentation dans une filière décriée faisait office de petite révolution. Dans un pays où 81 % des consommateurs souhaiteraient que les animaux soient abattus à la ferme, la liquidation du Bœuf éthique est un non-sens. « Nous sommes sur une voie intermédiaire qui allie les attentes sociétales et les besoins de la profession », explique Jean-Jacques Bailly.
Plus de 5 millions de bovins sont abattus chaque année dans notre pays. Or, il ne reste que 240 abattoirs en France, contre 3 500 en Allemagne ou 1 600 en Italie. Ces fermetures successives ont engendré une concentration de l’abattage dans des unités de plus en plus industrielles et déshumanisées, mais aussi un allongement du temps de transport des animaux et un travail supplémentaire pour les éleveurs qui doivent y acheminer leurs bêtes.
« Même si l’abattage industriel reste la référence dominante, il y a une place pour des unités de petite taille, autogérées par les éleveurs, connectées aux fermes et à leurs territoires », assure Julie Riegel, anthropologue rattachée au laboratoire de sciences sociales Pacte de Grenoble (Isère).
Une vingtaine de projets sont dans les tuyaux en Lozère, dans le Var, le Lubéron ou la Loire-Atlantique, mais ils se heurtent à d’innombrables obstacles, dont le manque d’investissements. En ouvrant la voie, Émilie Jeannin a tout perdu. Son camion sera bientôt vendu à l’encan. Peut-être sillonnera-t-il un jour à nouveau les campagnes françaises.