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ReportageMonde

« Ces arbres, c’est notre honneur » : en Turquie, une vallée lutte contre les bulldozers

La vallée d’Ikizdere, en Turquie, est envahie de bulldozers venus en extraire la pierre pour construire un port. Bravant la poussière et la police, des villageois sauvent des pousses d’arbres devenues symboles de résistance.

Ikizdere (Turquie), reportage

Difficile de respirer. Sur ce chemin caillouteux, le ballet incessant des camions soulève une montagne de poussière. Mais Dursun Baş continue d’avancer. Il a déjà escaladé une montagne de cailloux et, armé de sa pioche, l’homme de 57 ans scrute les lieux. Il repère une petite pousse sur le côté de la route. D’à peine quelques centimètres, elle émerge parmi les fougères, seules plantes qui résistent à la saleté environnante. Ni une ni deux, Dursun creuse et l’extrait après quelques coups de pioche. « On dirait pas comme ça, mais il a presque dix ans, ce petit pin. Nous allons lui donner un peu d’eau et le replanter plus bas. »

Ce matin-là, pris par l’euphorie de la cueillette, il déterre aussi un mini noisetier et une pousse de tilleul. Les plantes rejoignent leurs cousins et cousines dans des pots de yaourt faisant office de jardinières, installées en contrebas et protégés de l’entrée de la carrière de pierre que Dursun Baş vient d’escalader. Si les dernières « prises » n’ont pas encore de nom, les autres s’appellent « Nefes » (respiration), Umut (espoir). Certains ont pris le nom de villageois morts il y a peu ou, récemment, de révolutionnaires marxistes-léninistes, comme Deniz Geçmis, Yusuf Aslan et Hüseyin Inan, pour rendre hommage aux 50 ans de leur pendaison par le pouvoir turc.

Ces arbres sauvés de la destruction portent des noms de révolutionnaires exécutés par le pouvoir. © Cerise Sudry-Le Dû / Reporterre

Bienvenue à Ikizdere, sur la mer Noire. Lové dans une vallée fertile, l’endroit est réputé pour ses plantations de thé qui recouvrent toutes les collines environnantes. Et n’est qu’à quelques kilomètres de Rize, la ville d’enfance de Recep Tayyip Erdoğan. Dans cette partie du pays, la tendance est à l’ultranationalisme : à Rize, les portraits du président s’affichent partout. L’université, l’hôpital, et même une future salle de sport, portent le nom du président. Le parti au pouvoir obtient ici des scores records. Autant dire que le territoire n’avait pas l’air d’un terreau fertile pour une quelconque rébellion.

Elle a donc surpris tout le monde. Et les arbres, qui ont fait la réputation de la région, sont devenus des symboles de résistance. Car il y a un an, les habitants ont appris que leur vallée luxuriante allait être transformée en carrière. Les pierres extraites serviraient à construire un port logistique, à une trentaine de kilomètres de là. Un marché détenu par la gigantesque société de construction Cengiz Insaat, qui a en partie construit l’immense aéroport d’Istanbul. Elle est aussi réputée très proche du gouvernement.

© Alexandre Pillondeau / Reporterre

Les images de ces femmes armées de bâtons et faisant face aux bulldozers ont fait le tour du pays. Un piquet de grève a été organisé, et tous les jours, les villageois s’y sont retrouvés en mai 2021. Mais peu importe le profil assez peu menaçant des manifestants. La répression policière a été sans merci. « Je voyais à la télé les gens se prendre du gaz lacrymogène, mais je ne savais pas que ça faisait aussi mal ! La première fois, j’ai cru que j’allais perdre mes yeux. Maintenant, j’en ai pris tellement que je suis une professionnelle », raconte Pervin Baş, qui vit de ses plantations.

Accusations de terrorisme

Avec son mari, cette femme de 51 ans est la principale victime du chantier : sa maison se trouve juste en contrebas. Un matin, les autorités ont débarqué aux aurores. « Nous prenions notre petit déjeuner ! Et là, on nous a accusés d’être des terroristes », se souvient-elle. Son mari et son fils ont été emmenés. « On a été placés en garde à vue et mon terrain a été occupé. On a été libérés mais avec interdiction de quitter la Turquie. » Ce jour-là, leur fils avait des examens, par vidéoconférence. Il n’a pas pu les passer. « La police avait emporté son ordinateur. Il a perdu un an », se lamente sa mère. Et le champ de la famille a été transformé en rampe d’accès à la carrière.

Pervin Bas, dans son champ, qu’elle essaie de replanter malgré tout. © Cerise Sudry-Le Dû / Reporterre

C’est un peu plus tard, début juin 2021, que, galvanisés par la colère, les manifestants ont décidé d’arracher un plant de pin devant la police. Ce geste symbolique — une pousse, minuscule, fragile, faisait face aux boucliers et aux matraques — est devenue l’image de la résistance. Les villageois ont donné un nom à la pousse : « Nefes », respiration, en turc. Ils ont aussi décidé de sauver d’autres pousses de la destruction. Quitte à prendre des risques. Asuman Fazlioğlu, qui mène la contestation, se filme régulièrement escalandant des rochers ou marchant plusieurs kilomètres sur un terrain très pentu afin de surprendre les ouvriers au sommet du chantier et recueillir les pousses d’arbre avant que les camions ne viennent les détruire.

Au fur et à mesure des mois, la contestation s’est calmée. Beaucoup d’habitants, par peur des représailles, ont préféré se taire. Mais d’autres continuent la lutte. « Les autorités ont ouvert deux procès contre moi : on m’accuse d’être membre d’un groupe armé et aussi d’avoir insulté le président », sourit Dursun Baş. Désormais, lui et sa famille doivent supporter les allers et retours des camions, qui opèrent 24 h/24, et des explosions de dynamite creusant des trous dans la vallée.

« Nous qui produisions notre propre nourriture, nous devons désormais acheter en supermarché »

« On ne peut rien mettre à sécher aux fenêtres, c’est bien trop poussiéreux, se lamente Dursun Baş. Nous avions quinze ruches, mais toutes nos abeilles sont mortes à cause de la poussière. Nous vendions aussi près de 2 tonnes de thé chaque année. Tout est perdu. Sans parler de notre jardin : nous qui produisions notre propre nourriture, nous devons désormais acheter en supermarché. »

Avec une inflation qui a atteint les 70 % en avril, autant dire que joindre les deux bouts est encore plus difficile. « On nous dit que d’ici deux ans tout sera terminé. Mais j’ai du mal à y croire. Le terrain est très accidenté », dit cet ancien salarié de la construction. Et puis la carrière a triplé de volume. Un rythme très soutenu, épuisant également pour les équipes qui opèrent sur le chantier. Il y a quelques jours, selon les militants, deux ouvriers sont morts après que leur véhicule se soit renversé.

À gauche : une vallée voisine, détruite pour extraire les pierres pour un aéroport. À droite : la vallée d’Ikizdere, en train d’être détruite. © Cerise Sudry-Le Dû / Reporterre

Parfois, le couple se sent bien seul. Car les manifestants, éparpillés à travers toute la Turquie, ne peuvent être là tous les jours. Et le bruit incessant des machines vient sans arrêt se rappeler à leur bon souvenir. « Ma fille a bien essayé de changer de chambre, mais rien n’y a fait », raconte Pervin Baş. Alors au bord de la route, faisant office de sentinelles vertes, des mini pins, noisetiers, des tilleuls ou des hêtres montent la garde.

Cette armée végétale a séduit quelques municipalités, qui ont réclamé des pousses pour leurs jardins publics. À Izmir, plusieurs arbres ont été plantés dans un jardin tout juste inauguré, « le jardin des orangers ». Certains manifestants ont fait le déplacement. « Vous avez fait fleurir des fleurs en nous, a salué le maire d’Izmir, Tunç Soyer. Vous nous avez donné de l’espoir, alors même que vous êtes à 2 000 kilomètres de nous. »

Les champs de thé de la vallée d’Ikizdere. © Cerise Sudry-Le Dû / Reporterre

« On a aussi cherché à en envoyer à Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul, mais pas de nouvelles ! » rit Dursun Baş. À Findikli, à une centaine de kilomètres d’Ikizdere, le maire, Ercüment Şahin Çervatoğlu, en a planté trois, juste à côté de la mairie. Les arbres sont si petits qu’il faut un peu de temps pour les retrouver dans les herbes folles du parc qu’ils ont choisi. « Mais j’ai demandé au jardinier municipal de bien en prendre soin », assure-t-il.

Pour lui, qui dirige une des seules communes de la côte acquises à l’opposition à Erdoğan, l’opération allait de soi. « Nous nous sommes rendus à Ikizdere dès les premiers jours. Alors, quand on a appris qu’ils sauvaient des arbres, on a voulu prendre part à la résistance. Ces arbres, c’est notre honneur. » Pour l’instant, ils n’ont pas de nom. « On va demander aux enfants de la ville de s’en charger, sourit-il. Après tout, ce sont eux qui les verront grandir. »

Cet article a été traduit en turc : İkizdere direnişi Fransız basınında



Notre reportage en images :


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