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ReportageNature

« Comment va-t-on respirer ? » Un jardin ouvrier menacé par le béton près de Grenoble

Les habitants ne pourront plus cultiver leurs légumes ou se reposer sous les arbres : la ville grignote les dernières terres agricoles. Les jardins de la Buisserate — lopin de terre de 5.000 m² au cœur d’un quartier populaire près de Grenoble — doivent disparaître, remplacés par des immeubles. Les riverains, désolés, luttent toujours.

  • Saint-Martin-le-Vinoux (Isère), reportage

Au jardin de la Buisserate, les fruits pourrissent à même les branches. Il n’y a plus personne pour venir les ramasser, plus de gamin pour courir entre les allées de framboisiers et les potagers, laissés en friche. Les cabanons sont fermés, les habitants ont déserté. Seul un vigile garde l’entrée grillagée. Aux portes de Grenoble, cet écrin de verdure vit peut-être ses derniers jours. Bordé par la voie ferrée et encerclé par des barres d’immeubles de onze étages, ce jardin ouvrier est menacé par un nouveau projet immobilier.

Autour, les riverains s’en désolent. L’horizon s’asphyxie. Depuis la fenêtre de son appartement, Affif, un ouvrier à la retraite, guette l’arrivée des bulldozers et les premiers travaux de terrassement : « Si le jardin disparaît, comment fera-t-on demain pour respirer ? Où ira-t-on se promener ? La vie ici va se transformer en cauchemar, s’emporte l’ancien syndicaliste qui habite à deux pas du jardin. L’été, on va crever de chaud, il n’y aura plus aucun espace non bétonné. »

Jusqu’à maintenant, ce petit lopin de terre de 5.000 m² avait réussi à échapper aux appétits des aménageurs. C’est le dernier dans les environs, niché au cœur d’un quartier populaire. Partout autour, les grues s’élèvent, le béton coule, la métropole s’étend. De l’autre côté de l’Isère, la presqu’île scientifique accueille les nouvelles start-up, les grosses entreprises et leurs flopées d’ingénieurs. En face, l’A480 s’élargit. La ville grignote les dernières terres agricoles. « Il y a cinquante ans, à la place de l’immeuble, on battait encore le blé, se souvient Affif. Les paysans cultivaient des céréales et du vin. » Le breuvage a même donné son nom à la commune : Saint-Martin-le-Vinoux, située à deux kilomètres de Grenoble, juste au pied du massif de la Chartreuse.

Affif : « Si le jardin disparaît, comment fera-t-on demain pour respirer ? Où ira-t-on se promener ? »

Aujourd’hui, Saint-Martin-le-Vinoux est surtout connue pour être un bon placement financier. Selon plusieurs études, c’est la première ville en France où investir dans l’immobilier et où maximiser sa rentabilité locative. Un jardin ouvrier ne saurait faire obstacle à cette dynamique.

« Ils vont raser le seul lieu convivial du quartier »

Depuis 2012, la construction de quatre immeubles est prévue à sa place. Le terrain a été racheté par l’établissement public foncier local (EPFL) à un particulier qui laissait auparavant les habitants le cultiver. Pour construire les habitations, dont un tiers de logements sociaux, l’EPFL s’est mis en lien avec différents promoteurs dont la Cogedim et son président milliardaire, Alain Taravella, 35e fortune française. La société promet de « végétaliser les toits » et de « conserver des jardins » mais sur les 5.000 mètres carrés existant, seulement 700 seront épargnés. Le verger sera arraché et les cabanes démantelées.

Vue de chez Affif sur les jardins ouvriers de la Buisserate.

« Ils vont raser le seul lieu convivial du quartier, on aimait s’y retrouver », se désole Hélène qui vit dans un appartement juste à côté. À Saint-Martin-le-Vinoux, il n’y a pas de maison pour les habitants ou pour les associations. C’est une zone dortoir. » Le jardin de la Buisserate, lui, est peuplé de souvenirs et de rencontres. Enfant, on y chapardait des figues et des cerises. Les habitants y organisaient des repas entre voisins. Une dizaine de jardiniers amateurs cultivaient des légumes sous le regard attentif de Raphaël, un ancien résistant de 96 ans qui bêche le terrain depuis plus de 70 ans.

Le vieil homme est la mémoire des lieux. Casquette sur la tête, il semble comme sorti d’un roman de Giono et trouve son bonheur à planter des arbres. Tous les fruitiers ont été greffés par ses soins. Il en a fait pousser plus d’une trentaine. « J’ai été élevé dans l’Oisan. À l’époque, on nous apprenait le goût de la terre et l’art de vivre chichement », dit-il. Il est le seul maintenant à pouvoir se déplacer dans le jardin, avec la tolérance des vigiles. Il veille encore sur les arbres et les fleurs mais a arrêté de semer des légumes. L’avenir semble bouché. « À quoi bon planter si les bulldozers passent dessus ? »

Raphaël, 96 ans, cultive encore une parcelle. Il est le seul autorisé à pouvoir pénétrer sur les lieux.

Les habitants gardent espoir. Cela fait un peu plus d’un an qu’ils se mobilisent, depuis que le projet est devenu palpable. « On n’a pas été consultés, on n’a même pas été mis au courant de la vente du terrain. C’est juste quand ils ont accroché le permis de construire sur un panneau qu’on a compris ce qui se tramait. On délègue trop notre pouvoir de citoyens aux élus, il faut être vigilant », estime avec le recul Alain, 83 ans. Depuis qu’il a 14 ans, cet ouvrier à la retraite cultive une parcelle dans le jardin. « Ça remplissait le frigo quand la paie ne suffisait pas », se souvient-il. Pour lui, « ce projet immobilier est une honte. Quand on voit tout ce qui se passe sur la planète. Les décideurs font le contraire de ce qu’ils disent. Ils bétonnent partout ! C’est de la folie ! »

« C’est une procédure bâillon qui prive les citoyens de leur droit »

À la dernière minute, les habitants ont déposé un recours contre le permis de construire avec l’association Vivre à Grenoble, qui lutte contre la spéculation immobilière. La bataille juridique a gelé un temps les travaux mais quelques mois plus tard, les requérants ont reçu une drôle de visite. Un huissier mandaté par les promoteurs s’est invité chez eux et les a menacés de poursuite pour « recours abusif ». Dans une lettre qu’il leur a donné, il est écrit :

Les requérants ne sauraient ignorer que l’introduction d’un recours contentieux contre le permis de construire détenu par la société Cogedim ne peut que retarder l’opération, en empêchant tout lancement des travaux de construction et de commercialisation. Ces circonstances sont de nature à causer à la société Cogedim un préjudice économique extrêmement lourd. Les requérants s’exposent donc à toute demande de réparation pécuniaire, qui peut s’évaluer à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros. »

Évidemment, les habitants, d’origine modeste, ont pris peur. « Ça a été traumatisant pour nous, on ne peut pas imaginer devoir payer des centaines de milliers d’euros à Cogedim alors qu’on n’arrive déjà pas à boucler la fin du mois », témoigne un requérant. Tous ont abandonné le recours. Seule l’association Vivre à Grenoble reste en lice. « Ses comptes sont vides. On ne risque pas grand-chose », sourit Bruno de Lescure, son président, avant de dénoncer plus sérieusement, « une procédure bâillon qui prive les citoyens de leur droit ».

Les permis de construire des quatre immeubles, le 23 septembre.

L’association est vent debout contre les projets d’urbanisation de la métropole grenobloise où les élus écologistes, affiliés à Éric Piolle, siègent dans la majorité. Nombreux sont ceux, dans le milieu associatif écologiste, qui soulignent les faiblesses du plan local d’urbanisme intercommunal. Il ne réduit que de 20 % la consommation des sols par rapport au précédent plan. L’objectif de zéro artificialisation nette est encore loin.

« Il y a une contradiction entre les orientations de la métropole et la réalité de ces projets, analyse Francis Odier, le président de France Nature Environnement Isère. À l’échelle de l’agglomération, le jardin de la Buisserate n’est pas le seul en danger, précise-t-il. À Gières, un parc de 8.000 m² est menacé. À Saint-Martin d’Hères, un centre commercial en construction est en pleine contradiction avec les orientations de la métropole ».

Alain, habitant de Saint-Martin-le-Vinoux, fait partie des opposants.

Il est grand temps de changer d’approche, pense-t-il. « À l’origine, les écologistes n’étaient pas contre la densification. On y voyait même un moyen pour lutter contre l’étalement urbain. Mais, avec le recul, on s’est rendu compte de ses effets pervers. La densification détruit les derniers espaces verts qui subsistent en ville. Elle conduit à des villes invivables. Les gens s’échappent pour rejoindre les zones pavillonnaires, ce qui contribue aussi à l’étalement urbain ». Pour lui, « il est indispensable de préserver des zones sauvages non aménagées dans les villes ».

« Il va falloir maintenir la pression sur le terrain »

Concrètement, les défenseurs du jardin de la Buisserate exigent que le terrain repasse en zone naturelle. Pour l’instant, tout est en suspens mais « rien n’est irrémédiable », veut croire Maude, du collectif Avenir des terres, qui a lancé les mobilisations. « Les terres appartiennent toujours à l’EPFL et donc au domaine public, rappelle-t-elle. La métropole pourrait décider ne pas urbaniser le jardin. »

Interrogés sur le sujet par Reporterre, les élus de la métropole bottent en touche. Yann Mongaburu, vice-président au défi climatique et proche d’Éric Piolle, dit ne pas connaître le dossier et invite à contacter son collègue Sylvain Laval, vice-président chargé des espaces verts, qui n’est autre que… le maire macroniste de Saint-Martin-le-Vinoux, favorable au projet immobilier. « Il est trop tard. Le projet est déjà engagé », estime l’édile. Les conflits au sein de la métropole dirigée par le parti socialiste ne seront sûrement pas propices à une résolution.

Hélène, membre de l’association « les jardins de la Buisserate ».

« Il va falloir maintenir la pression sur le terrain », juge Maude. Début septembre, une vélorution est partie de Grenoble pour rejoindre les jardins. À l’arrivée, quatorze cars de CRS les attendaient. Des vigiles ont également investi les lieux pour éviter une occupation. La situation se tend. Dans la nuit du 4 au 5 septembre, six jeunes militants ont été interpellés et mis en examen pour association de malfaiteurs alors qu’ils souhaitaient ouvrir un squat à proximité du jardin. Les militants ne se laissent pas pour autant démonter. Le 17 novembre, une nouvelle action se profile, d’ici à ce que les bulldozers arrivent.

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