Contre le bulldozer du « progrès », trois siècles de luttes environnementales

Des poissonniers japonais manifestant dans une rue de Tokyo contre la pollution provoquée par le déversement de mercure par une usine chimique dans la baie de Minamata, en 1973. - © Keystone-France/Gamma-Rapho
Des poissonniers japonais manifestant dans une rue de Tokyo contre la pollution provoquée par le déversement de mercure par une usine chimique dans la baie de Minamata, en 1973. - © Keystone-France/Gamma-Rapho
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Entre les XVIIIe et XXe siècles, l’idéologie du progrès qui entendait transformer la nature en un réservoir de ressources exploitables a rencontré de vives résistances. Dans « Une histoire des luttes pour l’environnement », quatre chercheurs en proposent un panorama mondial où se mêlent émancipation collective et répression étatique.
En 1827, alors que le nouveau Code forestier réduisait drastiquement les droits d’usage traditionnels dans les forêts françaises, des insurrections éclatèrent un peu partout dans le royaume. L’une d’elles marqua les esprits. En Ariège, des montagnards habillés de manière carnavalesque défièrent et ridiculisèrent pendant plusieurs années les notables locaux et les autorités policières. C’est la « guerre des Demoiselles ». Deux siècles plus tard, en hommage à l’un des meneurs de l’insurrection [1] , le philosophe cévenol Jean-Baptiste Vidalou, auteur d’Être forêts, s’en inspira pour créer son nom de plume.
Bien qu’elle ne se réclamât pas de l’écologie — et pour cause, le mot n’est apparu qu’en 1866 sous la plume d’Ernst Haeckel [2] et n’a pris sa coloration scientifique qu’une trentaine d’années plus tard, sous l’impulsion du Britannique Arthur Tansley —, cette proto-Zad fait figure de modèle des luttes environnementales. Une histoire des luttes pour l’environnement en retrace la longue histoire. Dans cet ouvrage superbement illustré, les chercheurs Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis et Alexis Vrignon dressent le panorama des luttes environnementales sur l’ensemble de la planète entre les XVIIIe et XXe siècles.
Même si l’on pourrait envisager des conflits antérieurs au prisme de l’écologie, c’est en effet durant ces trois siècles que la défense pour l’environnement a pris tout son sens actuel, dans la mesure où l’idéologie du progrès technique et scientifique vise à transformer la nature en un réservoir de ressources exploitables à loisir — et donc à en éradiquer des modes de vie plus soucieux du vivant. Contrairement à un certain mythe qui voudrait faire débuter l’écologie politique au réveil des années 1960 et 1970, les protecteurs de la nature ont combattu les attaques et les arguments des entreprises et de l’État dès les prémices de la révolution industrielle.
C’est donc à une histoire par le bas des luttes environnementales que nous convie cet ouvrage. On pourra lire, en complément, Les Révoltes du ciel de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, qui retrace la généalogie intellectuelle de l’anthropocène. En menant ainsi l’archéologie de la catastrophe contemporaine, ces deux livres révèlent que cette dernière n’avait rien de fatal et par conséquent, pour reprendre l’introduction d’Une histoire des luttes pour l’environnement, qu’« une partie du désastre actuel est la conséquence de directions délibérément prises par le passé. C’est donc au travers de rapports de force que se sont édifiées les relations des sociétés à leur environnement et non dans l’irénisme productiviste ».
Point d’irénisme en effet lorsque l’on considère l’ensemble des dommages collatéraux à la marche du progrès. Celle-ci frappa prioritairement les classes populaires en Europe, en Amérique et au Japon et les peuples colonisés en Afrique et en Amérique. Parfois, c’est au nom même de la protection d’une nature prétendument vierge, qu’auraient dégradée les indigènes, qu’on expropria ces derniers, comme le firent les colons français au Maghreb.
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Devant la virulence des oppositions légales comme illégales, les États occidentaux, qui voyaient dans le capitalisme industriel une manière de discipliner des masses réticentes, n’hésitèrent pas à employer la force. Ainsi, en France, le décret impérial de 1810 réduisit au silence les voisins incommodés par les odeurs des usines chimiques en leur interdisant de poursuivre les entreprises en justice, consacrant alors l’État comme garant de l’industrie nationale. Dans les pays colonisés ou semi-colonisés, on s’embarrassa moins de lois. Les armes surent réduire à néant les contestations locales, comme à Riotinto. Dans ce village andalou eut lieu le 4 février 1888 « le plus grand massacre de civils en Europe en temps de paix », lorsque le gouverneur régional donna l’ordre à ses troupes de tirer sur la foule venue contester l’exploitation de pyrite accordée à une société germano-britannique, à l’origine de nombreuses fumées toxiques. Bilan : 200 morts.
Une affiche mise au point en 1976 par les comités Malville dans leur lutte contre le surgénérateur Superphénix [3] résume on ne peut mieux ce lien entre économie industrielle et pouvoir étatique : « Société nucléaire, société policière. »

Articuler préservation des paysages naturels et émancipation collective
On aurait tort cependant de ne considérer les mouvements environnementaux que sous l’angle de la défense face au capitalisme et à l’État. Bon nombre de ces luttes parvinrent en effet à mobiliser l’opinion publique sur d’autres voies de développement que celle imposée par la révolution industrielle. Ainsi, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) obtint en 1912 la création de la première réserve naturelle française dans l’archipel breton des Sept-Îles, soit la soustraction d’une partie de la nature, qui trouve en elle-même sa propre valeur, à l’exploitation capitaliste. D’autres mouvements tâchèrent d’articuler préservation des paysages naturels hors du système industriel et émancipation collective, à l’instar des randonneurs ouvriers anglais de Kinder Scout qui, en 1932, bravant les limites des riches propriétés privées du Peak District, près de Sheffield et Manchester, élargirent par la suite l’accès à la nature des classes populaires. La nature et les mouvements écologistes ne sont toutefois pas cantonnés aux espaces ruraux ; les habitants des métropoles nées de l’industrialisation, d’où la nature avait quasiment disparu, luttèrent souvent avec succès pour « redéfinir le sens même de l’habitat urbain ». Un exemple : la guérilla jardinière, née dans les terrains vagues du New York des années 1970, qui a ensuite prospéré de par les villes du monde.
Mais pour discuter un sujet de société, encore faut-il disposer de moyens d’informer et sensibiliser l’opinion publique. C’est pourquoi, dès les débuts des résistances à la révolution industrielle, la question de l’information tint un rôle crucial parmi les luttes environnementales. Une histoire des luttes pour l’environnement rend en ce sens un bel hommage aux nombreux artistes, dessinateurs, écrivains, intellectuels et autres journalistes, professionnels comme autodidactes, dont les travaux contribuèrent à la fortune des combats écologistes. Bon nombre de ces luttes durent en effet leur victoire au pouvoir de lobbying de certaines personnalités médiatiques.

En 1912, l’illustrateur et écrivain Gaston Vuillier obtint le classement des cascades de Gimel, en Corrèze, menacées par la construction d’une microcentrale hydraulique, à force de les avoir photographiées… et d’attirer les classes bourgeoises du Touring-Club de France dans le restaurant qu’il avait créé au bord des chutes. C’est l’un des travers dans lequel peut tomber l’information militante : à trop se concentrer sur des lieux exceptionnels, « pittoresques » – c’est-à-dire littéralement dignes de figurer en peinture –, on oublie de protéger la nature ordinaire, celle du quotidien. Pour ces coins de verdure-là, ce sont souvent les riverains, conscients de la valeur des lieux au jour le jour, qui cherchent à mobiliser l’opinion en créant leurs propres médias. Dans un tract de 1976, les Rassemblements des opposants à la chasse frappèrent l’imagination en représentant des chasseurs du dimanche comme des squelettes armés de fusils. Dans ces mêmes années au Japon, les victimes de la maladie de Minamata firent connaître les ravages sanitaires de l’usine pétrochimique Chisso, soutenue sans réserve par le ministère japonais du Travail et de l’Industrie, à grand renfort de photos chocs et d’un documentaire à l’affiche effrayante, parvenant avec succès à « faire entendre la voix des malades dans une démocratie industrielle ».
Enquêtes indépendantes et contre-expertises citoyennes
Ces enjeux d’information sont d’autant plus importants que le discours scientifique est loin d’être neutre. On ne compte plus le nombre d’industries ayant recouru aux services de certains scientifiques : tabac, pétrole, amiante, etc. Dès 1856, le chimiste belge Corneille Jean Koene tentait de calmer l’hostilité des habitants de Charleroi envers les usines de soude locales, attisée par plusieurs épisodes de pluies acides, en garantissant que les rejets chimiques assainissaient l’environnement et avaient donc un effet positif sur la santé humaine… Face à l’absence de communication publique, voire à la désinformation officielle, des citoyens, puis plus tard des ONG professionnalisées, ont mené des enquêtes indépendantes et des contre-expertises pour rétablir les faits et prouver la nocivité d’une usine ou d’une catastrophe. En 1986, les autorités soviétiques étouffaient les alertes scientifiques à propos de l’incident nucléaire de Tchernobyl et la communication publique française minimisait les retombées radioactives en Europe de l’Ouest. S’est alors monté le 15 mai, soit deux semaines après l’accident, une Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité, qui « oppos[a] au discours des pouvoirs publics un discours scientifique alternatif et étayé ». En somme, la revendication d’une science citoyenne contre une science souvent adossée aux intérêts capitalistes.

Il faut néanmoins se garder de croire le front écologiste unifié. Depuis la naissance des résistances à l’industrialisation, ces dernières n’ont eu de cesse de se diviser, voire de s’opposer, sur les orientations idéologiques à suivre. Certaines associaient la protection de la nature au conservatisme social : sous couvert de protéger les animaux domestiques des maltraitances, la très victorienne Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals se livrait à une chasse aux classes populaires britanniques, accusées d’être foncièrement perverses. La Heimatschutz, au début du XXe siècle, versait, elle, dans un patriotisme écologique visant à préserver la Suisse des étrangers. À l’inverse, d’autres faisaient de la protection de la nature un outil d’émancipation politique : c’est particulièrement le cas dans les pays du Sud, en proie à l’ingérence capitaliste du Nord, comme au Brésil avec le syndicaliste Chico Mendes ou dans le Chiapas zapatiste et libertaire.
Après trois siècles de combats, que reste-t-il de tant de luttes ? De rares succès, quelques demi-victoires et, surtout, beaucoup d’échecs. Et pourtant, les auteurs de l’ouvrage y voient un espoir : « Chaque mouvement, même s’il échoue, est comme une petite graine qui installe la question écologique dans l’actualité et peut germer dans les expériences futures. » À nous de veiller à ce que mûrissent les fruits de nos luttes.

Une histoire des luttes pour l’environnement — XVIIIe - XXe : trois siècles de débats et de combats, d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis et Alexis Vrignon, aux éditions Textuel, septembre 2021, 304 p., 45 euros.