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EntretienAgriculture

Crise du lait : « La responsabilité des industriels est énorme »

Barrages routiers, manifestations. Depuis quelques jours, les éleveurs producteurs de lait laissent éclater leur colère et leur désarroi. Rien n’a changé depuis la première crise de la filière, en 2009. Pour Elsa Casalegno et Karl Laske, une large part de la responsabilité incombe aux industries laitières, qui orchestrent la restructuration de l’élevage.

Elsa Casalegno, ingénieure agronome de formation, est journaliste à La France agricole et Karl Laske est journaliste d’investigation à Mediapart. Ils publient en février Les Cartels du lait, aux éditions Don Quichotte.


Depuis le 20 janvier, des agriculteurs bretons, mais aussi de la Sarthe, de Charente-Maritime, de Lozère, et d’ailleurs, se mobilisent pour protester contre les cours très bas, inférieurs aux coûts de production, auxquels le porc, le lait et la viande bovine sont achetés par les industriels de la transformation. « Aujourd’hui, nombre de paysans sont au bord de la faillite, explique Dominique Raulo, de la Confédération paysanne. Ils sont surendettés et les prix du lait sont en chute libre depuis la fin des quotas. » Une situation dramatique corroborée par les chiffres : d’après l’Institut de l’élevage, un quart des éleveurs dégagera en 2015 un revenu inférieur à 10.000 €. De son côté, l’Institut de veille sanitaire rappelle que la profession enregistre en moyenne un suicide tous les deux jours.


Reporterre – Quel rôle joue la toute puissante industrie laitière dans la crise actuelle ?

Karl Laske – La responsabilité sociale des industriels est énorme. Depuis plusieurs années, ils orientent la filière laitière vers l’exportation. Pour eux, la fin des quotas laitiers en 2015 ouvre la voie à l’exportation. Mais pour conquérir le marché mondial, chinois par exemple, il faut augmenter la production. Et donc restructurer, moderniser les fermes françaises. Ils poussent ainsi les éleveurs à investir – pour agrandir leur troupeau, leurs bâtiments – quitte à s’endetter lourdement. Sauf que depuis avril, le lait coule à flot, son prix est en chute libre... et ces paysans endettés ne peuvent plus faire face. Il est donc urgent de les protéger.

Elsa Casalegno – La crise actuelle provient d’un cumul de plusieurs éléments, les industriels ne sont pas les seuls responsables. Mais avec la fin des quotas laitiers, ce sont eux qui maîtrisent les volumes, et donc ils peuvent influer sur les prix. Le rapport de force sur le terrain n’est pas du tout favorable aux éleveurs.


Dans votre livre, vous parlez de cartel et d’entente illégale entre les industries laitières.

Elsa Casalegno – En France, il y a eu, pendant plusieurs années, le cartel du yaourt. Une dizaine d’entreprises – dont Yoplait ou Lactalis – s’étaient coalisées secrètement. Elles s’entendaient sur le prix de vente des produits à la grande distribution, à la hausse bien entendu. Et en Espagne, une enquête a révélé l’existence d’une autre entente pour tirer les prix du lait des éleveurs vers le bas.

Karl Laske – Ces ententes ont clairement un caractère mafieux. Les industries laitières sont toutes puissantes. En France, 98 % du lait est transformé et la filière de transformation est largement dominée par dix industriels, dont des leaders mondiaux comme Lactalis, Danone, Bel et Savencia (ex-Bongrain). Sans parler de cartel, ils ont tendance à tirer les prix du lait vers le bas. Ce comportement envers les producteurs est extrêmement dangereux. S’ils continuent, nous allons vers une crise sociale sans précédent.

Bidons à lait d’une contenance de 20 litres.


Quel rôle jouent les pouvoirs publics, et en premier lieu le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll ?

Karl Laske – Il est relativement impuissant. À part faire des réunions, avec des impacts très restreints, il n’a rien mis en place. On peut dire qu’il n’a pas saisi l’occasion de remettre le système à plat. Pire, il soutient un discours pro-exportation risqué, au lieu d’encourager un changement de modèle. Et en juillet dernier, il s’est opposé à l’étiquetage nutritionnel des produits alimentaires – sous la pression du lobby laitier – contre l’avis de la ministre de la Santé et des autorités sanitaires. Résultat : ces étiquettes à cinq couleurs qui permettaient de classer les aliments selon leur qualité nutritionnelle sont aujourd’hui éclipsées par un étiquetage inadéquat proposé par le lobby agroalimentaire.


Ce lobbying des industries laitières a-t-il des conséquences pour les consommateurs ?

Karl Laske – L’exemple le plus connu est celui de la propagande publicitaire autour de la consommation de trois produits laitiers par jour. De telles recommandations sont très contestées d’un point de vue nutritionnel. Grosso modo, cette course au productivisme et à l’exportation dans laquelle se sont engagés les industriels pousse à une standardisation des produits laitiers. Par exemple, Lacatlis a cessé de produire depuis 2007 du camembert au lait cru pour passer au lait thermisé ou microfiltré. Officiellement pour des impératifs sanitaires, mais en réalité, ils veulent produire de façon industrielle.

Elsa Casalegno – Il faut sortir de ce système où la production est indexée sur des prix mondiaux. Ça fragilise les éleveurs, ça ne profite pas vraiment aux consommateurs... seules les grandes entreprises agroalimentaires peuvent tirer leur épingle du jeu.

-  Propos recueillis par Lorène Lavocat


-  Les Cartels du lait, Elsa Casalegno et Karl Laske, Éditions Don Quichotte, 528 p., 21,90 euros, en librairie le 4 février.


POUR ALLER PLUS LOIN

. Une minute - une question avec Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne.

. « Agrandir les élevages n’est pas la solution », entretien avec André Pfimlin sur la crise du lait.

. Reportage en Bretagne lors de la fin des quotas laitiers.

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