Crise du lait : « Agrandir les élevages n’est pas la solution »

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Après Paris, les agriculteurs manifestent ce lundi 7 septembre à Bruxelles alors que les ministres européens de l’Agriculture tiennent un conseil, sur le prix du lait et la crise de l’élevage. Pour y voir plus clair, rencontre avec le spécialiste André Pflimlin qui analyse et décrypte pour nous la crise actuelle.
Après Paris la semaine dernière, les tracteurs vont envahir les rues de Bruxelles aujourd’hui. Les ministres européens de l’Agriculture y tiennent un conseil agricole extraordinaire, pour discuter de mesures d’aide aux éleveurs en crise, notamment pour soutenir le prix du lait. Reporterre décrypte la crise avec André Pflimlin. Cet ancien de l’Institut de l’élevage, auteur de L’Europe laitière aux éditions France Agricole, a roulé sa bosse partout sur le continent, ainsi qu’en Amérique du Nord. Il est un fin connaisseur et analyste de l’élevage laitier.
Reporterre - Comment s’est déclenchée la crise du lait ?
André Pflimlin - En 2014, il y a eu la conjonction de trois éléments favorables : une bonne année fourragère, un prix des céréales - donc de l’alimentation du bétail - faible, et en parallèle un prix du lait élevé, qui est monté à 400 euros la tonne au niveau mondial. Donc les éleveurs européens ont fait plus de lait. Au final, l’Europe s’est retrouvée avec six millions de tonnes de lait en plus, qu’elle n’avait pas prévus, avant même la fin des quotas.
Dans le même temps, la demande a diminué. La Chine achète moins et ça va durer, car elle est en pleine crise boursière et a des difficultés économiques. L’embargo russe va se prolonger. Poutine n’est pas pressé de le lever, car il met beaucoup d’argent pour développer sa propre production de lait et de cochons.
Pourtant, avec la fin des quotas [L’Union européenne a cessé de réguler les volumes de lait produits depuis le 1er avril 2015 - NDLR], on a continué à produire plus. Les éleveurs veulent prendre des parts de marché, quitte à travailler à perte. L’Irlande, les Pays-Bas ont augmenté leur production de 10 %. En mai et juin, l’Union européenne a produit 4 % de lait en plus et a battu les records de 2014. On ne maîtrise rien.
L’Union européenne a-t-elle mal préparé la fin des quotas ?
Elle a fait le pari d’un marché mondial en expansion. Au milieu des années 2000, la FAO [Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture - NDLR] a annoncé qu’il faudrait doubler la production mondiale de lait d’ici 2050. Donc la commission européenne a estimé qu’il n’y avait plus besoin de protéger notre marché. Elle a programmé la fin des quotas pour laisser le temps aux producteurs de s’adapter. Sauf qu’aucune mesure de protection n’a été prise pour les éleveurs européens. Aujourd’hui, ils sont nus face au marché mondial. Alors que les américains, eux, ont mis en place un système d’aides aux éleveurs qui compense la perte de revenu quand le prix du lait est trop bas.

Relancer les exportations permettra-t-il de sortir de la crise ?
Sur l’export, il y a une aberration. Seulement 15 % du lait européen sort de nos frontières, or ce sont ces 15 % qui font que nos éleveurs sont payés au prix mondial.
La levée de l’embargo russe serait une solution à court terme pour recommencer à vendre, mais l’effet ne serait pas spectaculaire car nous avons continué de vendre à la Russie, plus discrètement, via la Biélorussie et d’autres pays voisins.
De plus, sur ces marchés comme la Russie et la Chine, nous sommes en concurrence avec la Nouvelle Zélande, qui a des troupeaux dix fois plus gros et des pâturages toute l’année. Nous ne pouvons pas être moins chers qu’eux.
En France, si l’on écoute la FNSEA, principal syndicat agricole, le problème est que nos élevages ne sont pas compétitifs. Qu’en pensez-vous ?
On nous dit qu’on est moins productifs parce que nos exploitations sont plus petites. C’est faux. On a en moyenne les mêmes coûts de production par tonne de lait en France et en Allemagne. On fait même mieux qu’au Danemark, qui est le champion d’Europe en productivité par vache et par travailleur, mais le dernier de la classe en revenu par éleveur ! Seuls les Irlandais ont un coût de production inférieur mais leur lait part en poudre sur le marché mondial.
L’Europe ferait mieux de miser sur le marché interne avec des produits de qualité, l’exemple emblématique étant le Comté et sa région, qui lui n’est pas en crise.
Agrandir les élevages n’est donc pas la solution ?
Quand on rentre dans cette logique de l’export, on a dans nos têtes l’image de grandes structures, et donc le modèle des 1000 vaches. Mais en élevage laitier, ce ne sont pas ces grandes structures qui ont les coûts de production les moins chers, car il y a peu d’économies d’échelle.
Pour passer de 200 à 1000 vaches, vous devez avoir du matériel en plus, du personnel en plus, respecter des normes environnementales en plus, avoir plus de stockages de lisier par exemple, du foncier en plus pour l’épandage, etc. Donc on ne sera pas plus compétitifs en agrandissant les élevages. C’est ce que disait le gars des 1000 vaches : c’est le méthaniseur, grâce aux aides publiques, qui permettrait à son exploitation de faire du lait moins cher.

Et quand on nous dit qu’il faut investir pour moderniser les élevages, est-ce la priorité ?
C’est une fuite en avant. Cela signifie moins d’éleveurs, des campagnes qui se vident, un environnement qui se dégrade, un paysage différent… En France on traîne les pieds mais on y va quand même, comme en Allemagne et ailleurs.
Le pays qui nous ressemblait le plus il y a trente ans et qui a évolué le plus vite c’est le Danemark. Les vaches ne sortent plus, les niveaux de production sont très élevés, l’efficacité du travail est remarquable : ils produisent un million de litres de lait par travailleur. Ils ont soit des robots, soit des vachers ukrainiens. Techniquement, c’est impeccable. Sauf que cette restructuration coûte très cher. Les éleveurs danois sont les plus endettés d’Europe, voire du monde. Leur système est très performant, mais trop fragile financièrement. La majorité des éleveurs sont surendettés, les banques sont fragilisées. Cela ne tient la route que parce que le gouvernement les soutient, mais jusqu’à quand ?
Ce mercredi, les ministres de l’agriculture d’Espagne, d’Italie, du Portugal et de France vont demander des mesures d’intervention pour soutenir le prix du lait. Seront-elles efficaces, selon vous ?
Ce qu’ils demandent, c’est un relèvement des « prix d’intervention ». Quand le prix du lait passe en-dessous d’environ 220 euros la tonne, l’Union Européenne en achète et en stocke. Ils voudraient passer ce prix à 260 ou 280 euros la tonne. Si on le relève fortement, des quantités importantes de lait - sous forme de poudre de lait et de beurre - pourraient être achetées et gelées provisoirement.
C’est une solution de court terme, à effet immédiat. Mais si cela dure longtemps, cela peut devenir un gouffre financier. Il faut donc assortir cette mesure d’une réduction de la collecte, pour que les éleveurs produisent moins et que les prix remontent. Ce serait une mesure temporaire, en cas de surplus de lait.
- Propos recueillis par Marie Astier